East Village Blues
Chantal Thomas a l’art de perdre ou de se faire voler son passeport. En juin 2017, la voici qui en reçoit un septième. L’écrivaine se rend une nouvelle fois à New York, se préparant à atterrir en buvant du champagne et en écoutant de la musique latine. Une ville fascinante qu’elle a découverte jadis au heureux hasard d’une escale, quand elle était une lectrice éblouie par Sur la route de Jack Kerouac et qu’elle prit pour la première fois un ferry en destination de Staten Island. Voyageuse dans l’âme, l’auteure de La Vie réelle des petites filles retourna dans la Grosse Pomme au mitan des années 1970, après sa soutenance d’une thèse sur le marquis de Sade, écrite
sous la direction de Roland Barthes. Elle était alors hébergée par une Cynthia résidant au sixième étage d’un immeuble en briques d’East Village. À une époque où le quartier n’était pas aussi sûr qu’aujourd’hui et grouillait de cafards. Elle n’a pas oublié les voisins ukrainiens, les journées passées à s’occuper des plantes, à feuilleter les livres de son hôte. Encore moins les nuits à danser au Bonnie and Clyde’s, club réservé aux femmes d’un genre fort différent de celles du Katmandou parisien, et où il lui arrivait de croiser un certain Andy Warhol aux yeux de mort-vivant. East Village Blues est l’un des plus beaux textes de Chantal Thomas. Il y est question d’euphorie, de ravissement et d’extase. De littérature et d’émotions. Alexandre Fillon
1 Le pas new-yorkais
17, 18 juin 2017. Ma valise est prête. Je gratifie d’une ultime ondée le rosier blanc et vérifie que j’ai mon passeport. L’identité n’est pas mon fort. J’ai perdu six passeports dans le cours de mon existence (perdus, ou qui me furent volés). Pour celui-ci, la préfecture de police, comme sensible à un imaginaire de conte de fées et frappée par le chiffre 7, m’a suspectée de me livrer à un trafic de papiers d’identité et avertie qu’il ne m’en serait pas délivré d’autre. Si, en plus, « ils » savaient qu’il y a quelques années à Chicago, au bord du lac, un jeune voyou posté au bout d’un tunnel, aussi terrifié que moi (et chaussé des mêmes boots Timberland), mais mieux armé, m’avait pris ma carte verte, ma précieuse green card, peut-être ne m’aurait-on pas accordé ce septième passeport, le dernier. Il est bien rangé dans mon sac à main, avec mon billet d’avion, mon billet pour New York. Rien que de l’effleurer du bout des doigts, je suis parcourue de l’impatience de partir, de m’envoler. D’apercevoir déjà du hublot les plages rectilignes du rivage d’Amérique, le blanc liseré du sable contre la bordure mouvante des vagues… Mais une fois à l’aéroport, je suis rappelée à la pesanteur du réalisme et à cette vérité, de plus en plus confirmée, que s’embarquer pour un vol n’est pas un moment de pur élan. On est près de s’envoler, certes ; mais aucune euphorie ascensionnelle n’est au programme. Ce matin, à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, il y a eu un bagage « abandonné » ; quand j’arrive, c’est le second. La foule des voyageurs mise à distance à cause du premier incident et prête à réintégrer l’espace voyageurs est repoussée par une nouvelle foule, sous la menace d’un autre bagage abandonné. Je me retrouve à l’extérieur, devant une porte d’entrée, mais à l’intérieur d’un enclos délimité par un ruban de plastique du genre de ceux qu’on utilise à la campagne avec les troupeaux de vaches. Nous sommes terriblement serrés. Des employés empêchent que l’on ne quitte l’enclos. « Il faut savoir prendre son mal en patience, madame », rugit un petit homme en short, chemise rose et chapeau de toile, un paquet de nerfs dans la rage anticipée de se payer du bon temps, à l’encontre d’une dame, collée contre lui, qui pour la énième fois demande à passer la limite pour fumer une cigarette. Lui-même est au bord de la crise. Peu après, le processus ayant repris une allure relativement normale, nous sommes autorisés à réintégrer l’aéroport ; c’est alors que le tapis roulant pour les bagages tombe en panne. Tout se fige. Un tapis roulant qui ne roule pas, de quel nom le traiter ? Le vacancier colérique cherche quelqu’un sur qui déverser sa fureur.
À l’instant où l’avion décolle, je décolle. Une bouffée d’insouciance me propulse avec l’appareil. Je deviens aussi insubstantielle qu’une bulle de plaisir. Bien que l’avion soit parti avec plus d’une heure de retard, ça n’entame pas l’aura de cet instant. Et, tandis que je bois un verre de champagne en regardant en bas les minces plaques d’or des champs de tournesol de la campagne française, je savoure l’euphorie d’un triomphe. Peu importe que je n’y sois pour rien et que seul le hasard m’ait fait traverser sans encombre ces obstacles dus au terrorisme et à la technique (les deux, au point où nous en sommes aujourd’hui, se maîtrisant aussi difficilement l’un que l’autre et, de plus, ayant partie liée). Ma part d’« implication » personnelle consiste à lui faire confiance. Entièrement. Sans restriction. À vouloir ce qui m’arrive. J’appelle « hasard » ce qu’en d’autres siècles on nommait « Providence » , ou « Fortune », la déesse à la corne d’abondance, celle entre les mains de qui, si ce n’est pas nécessairement heureux, il est toujours excitant de mettre sa destinée.
L’avion traverse les nuages. Il est une flèche pointée vers l’azur.
Durant le parcours, une série de turbulences ne peuvent rien contre l’allégresse de radio Latina, sur laquelle je me suis branchée, quelque part au-dessus de l’Océan. Un bon choix : les ressources de joie de l’Amérique latine
Apercevoir déjà du hublot les plages rectilignes du rivage d’Amérique, le blanc liseré du sable
La ville réunit ces deux qualités normalement séparées : vous inonder chaque matin de la clarté d’un commencement, frémir d’une énergie diurne infatigable et ne jamais se coucher
sont une victoire par alliance sur un fond continu de zones de turbulences.
En avion, je ne lis pas. J’écoute de la musique et je regarde le paysage, les changements de ciel, les architectures de nuages, les animaux fantastiques, les palais qui s’érigent et se défont en un clin d’oeil, le soleil couchant, indéfiniment couchant, ou le contraire, une aurore intemporelle. Mon voyage est détruit si j’ai un siège sans visibilité. Le hublot est essentiel à mon bonheur. Je suis « au hublot », comme dans un train, l’enfant, l’étranger sont « à la fenêtre » : « Être assis dans un wagon de chemin de fer, écrit Kafka, l’oublier, vivre comme chez soi, s’en souvenir brusquement, sentir la force du train qui vous emporte, devenir voyageur, tirer sa casquette de la valise, traiter son compagnon de voyage avec plus de liberté, de largesse, d’insistance, être emporté vers le but sans le mériter, sentir cela à la manière d’un enfant, devenir le favori des femmes, subir l’attraction incessante de la fenêtre, poser toujours au moins une main sur le rebord 1. »
Jaune est la couleur de l’arrivée à New York : d’abord le suspense de passer ou non avec succès la ligne jaune du service d’immigration (je me rappelle une fois où, n’étant pas aux normes, j’avais été sanctionnée d’un dossier rouge, lequel peut signifier le renvoi immédiat au pays de départ, c’est-à-dire, dans certains cas, la prison ou la mort. J’ai encore en mémoire les yeux d’angoisse d’un Pakistanais, sa main serrée sur le funeste document), puis les taxis, jaunes…
Dans la file d’attente, une femme, volumineuse, devant moi, avec une copine. Elles rient fort. La femme se penche pour entrer dans la voiture, elle dévoile ce qui est écrit en bas de son tee-shirt, juste au niveau des fesses : Touch this. Tout en respirant avec délices le souffle sirupeux de l’été new-yorkais et songeant qu’au temps des voyages en avion, c’est le contact avec un air différent qui procure le premier choc physique d’étrangeté, j’imagine la gifle qu’elle enverrait à qui oserait s’y risquer… D’ailleurs, avec les trains également, maintenant qu’ils sont aussi hermétiquement clos que les avions, il faudrait casser une vitre à coups de marteau pour pouvoir se pencher dehors, le visage offert au vent de la vitesse.
Sur le trajet vers l’East Village, le chauffeur de taxi doit modifier son parcours parce qu’une rue est barrée pour une street fair, une « kermesse de rue ». J’ai le temps d’apercevoir, parmi les vendeurs de fringues indiennes, tartes faites maison, bonnets rastas, pots de miel et falafels, une petite fille, une poupée Barbie dans chaque main, en train de les plonger la tête en bas dans une bassine. Et, non loin, cette installation digne de Raymond Roussel : une minipiscine, un enfant assis au-dessus sur une planche, une cloison sur laquelle est peint un soleil. Il faut viser le coeur du soleil avec une balle, s’il est touché la planche s’abaisse, l’enfant tombe à l’eau. Les enfants font la queue pour monter sur la planche. À chaque fois, ils sortent du trou d’eau, la mine ahurie. Quand il s’agit d’un mauvais viseur qui rate systématiquement la cible, le coeur du soleil, la planche ne s’abaisse pas et l’enfant reste, frêle et frissonnant, en attente.
Je n’ai pas été très attentive à l’adresse notée sur un bout de papier et que j’avais indiquée au chauffeur, 115 East 9 th Street et 3rd Avenue, ni quand celui-ci m’a déposée devant l’immeuble (air conditionné, gardiens galonnés, vaste hall, orchidées blanches, fauteuils de cuir, hautes glaces répétant fleurs blanches et visages sans expression). J’ai l’impression d’entrer dans un hôtel anonyme ou dans un établissement de convalescence. L’appartement prêté par une amie est au quinzième étage.
De la fenêtre de la chambre je peux voir deux clochers d’églises proches, exactement équidistants. Je reconnais Grace Church, vers l’ouest, élégante, élancée, et St. Mark’s Church, vers l’est, trapue, rurale. Un petit air benoît qui ne me trompe pas. « Je sais de quoi tu es capable », lui dis-je, avant de céder avec bonheur à la fatigue du voyage, car la fatigue, pour qui aime voyager, n’est pas un élément négatif. Elle approfondit une intimité entre soi et son corps, scelle une connivence avec le nouveau monde.
Avec cette brusquerie propre au décalage horaire, qui fait tressauter votre corps de la sonnerie d’un réveil actuellement posé sur une étagère située à des milliers de kilomètres, je me sens arrachée à mon rêve, au lit, à l’appartement. Je suis à nouveau dans le hall de l’immeuble, même décor d’état d’extinction, mais désert, à l’exception du doorman, du « gardien » du matin (ou de la nuit), lequel, tout raide derrière un bureau, me lance d’un ton d’automate : « Have a good day. » Il essaie d’y mettre quelque attention mais n’y parvient pas. Des semaines plus tard durant mon séjour, quand il sera hors travail et avec ses copains et que je le croiserai par hasard à un coin de rue, je remarquerai, au contraire, son ton de voix chaleureux, plein de vitalité – mais alors, il sera retourné à la langue espagnole, sa langue. Car, ici, gardiens, serveurs, infirmiers, employés de maison, de magasin, de métro, tous quittent leur langue maternelle à la minute où ils revêtent
leur uniforme, et y reviennent le boulot terminé. Il m’a souhaité « bonne journée » en anglais, dans sa langue de travail. Je lui ai répondu de même, mais pour moi, c’est ma langue de voyage. Elle se teinte aisément de la couleur de l’instant.
Tout de suite, à 5 heures du matin, le ciel, parsemé de légers nuages blancs, est traversé de lueurs bleu acier et roses. Un air, encore irrespiré, transmet une faible fraîcheur venue de la nuit. J’en éprouve comme un parfum d’aventure.
Les aubes d’arrivée ont une puissance singulière.
Je me dirige vers Cozy Soup’n’Burger ouvert vingtquatre heures sur vingt-quatre sur Broadway. J’y avais mes habitudes pour le breakfast ou, l’après-midi, pour un riz au lait, rice pudding, ou rizogalo, à peu près le seul mot de grec moderne dont je dispose, alors que des années de grec ancien m’ont fait apprendre par coeur des tirades d’Euripide, des récits de Xénophon, les plus belles reparties de Socrate. Perdue sur une île grecque, voilà tout ce dont je serais capable : demander un riz au lait… Par pénurie linguistique je serais réduite à répéter jusqu’à satiété mon goût d’enfance pour les nourritures blanches. Cozy Soup’n’Burger est toujours là, havre pour les noctambules, les malheureux en proie à une tourmente, qu’elle soit d’amour ou d’argent, les errants impénitents qui vont et viennent dans la ville, la parcourent en tous sens comme les fous qu’ils sont, qu’ils sont devenus à force de marcher, un pied puis l’autre, épuisés ou survoltés, tendus vers une fin, laquelle ils n’en savent rien, mais ils continuent les bras ballants, ou poussant devant eux des chariots débordants de sacs archipleins de bouteilles en plastique, qui leur seront payées le prix de la consigne, quelques centimes la bouteille. Des échafaudages volumineux, informes, des trésors de vide au pied desquels, le soir, pauvres corps brisés, ils se couchent.
En fait, c’est toute la ville − ses bars, ses magasins, son métro − qui est un havre pour les noctambules. Elle réussit cet exploit, elle réunit ces deux qualités normalement séparées : vous inonder chaque matin de la clarté d’un commencement, frémir d’une énergie diurne infatigable et ne jamais se coucher, procurer aux insomniaques, à toute heure de la nuit, le réconfort d’une présence réelle.
La carte est la même. Ainsi que l’atmosphère du lieu et sa disposition : il y a le côté bar et le côté tables. Les deux vous assurent une égale solitude, qu’elle vous soit chère ou qu’elle vous enrobe d’une barrière aussi invisible qu’infranchissable, comme dans un tableau d’Edward Hopper. J’ai une tendresse pour les diners, je suis triste de savoir que c’est une catégorie d’établissements, généralement tenus par des Grecs, en voie de disparaître. Mike Stratidis, patron venu, jeune, de Chios qui, au début des années 1970, avait ouvert le restaurant, le menait rondement et était sans cesse en mouvement, se retrouve immobilisé sur plusieurs photographies d’articles de journaux racontant sa réussite professionnelle. J’oublie la fin annoncée des diners, capte son sourire et demande un riz au lait, a rice pudding, aussitôt répercuté vers la cuisine. Le plaisir d’être à New York, à l’orée de l’été, m’envahit avec la première gorgée de café. Comme je plante ma cuillère dans la blancheur onctueuse du riz, un fragment de mon rêve me revient, plus exactement les mots sur lesquels l’heure de France m’a réveillée : « Tu as eu plusieurs jeunesses. »
Je me lève pour aller payer à la caisse, juste à l’entrée. Une dame brune et d’âge mûr chantonne. Elle reprend pour elle-même les airs distillés en sourdine par une petite radio posée à ses côtés.
— Ce sont des chansons grecques ?
— Oui, des chansons de l’île où nous sommes nés, mon frère et moi : Chios.
Elle se tourne vers le mur derrière elle, couvert de cartes postales envoyées de Grèce, mer et ciel, des variations de bleu. Elle me montre un point, Chios, et puis un autre, Saint-Nicolas, en Crète, l’île où est né mon mari.
Les îles grecques, elle ne les oublie pas, tandis qu’elle demeure assise à la caisse depuis près d’un demi-siècle, adossée à la Méditerranée, avec seulement ses doigts qui bougent pour rendre la monnaie.
Sur Broadway, ligne de démarcation entre l’Ouest et l’Est, le trafic est invraisemblable. Parmi les voitures, les autobus, les camions se détache, quasi nue, les cheveux au vent, la silhouette d’une adolescente en rollers. Elle évolue, sans lui accorder l’ombre d’un pouvoir, entre les griffes de la Mort. La tête dans sa musique, elle la prend de vitesse et de souplesse. Ses carapaces de métal, sa puissance mécanique, elle s’en moque.
Sur le trottoir opposé, un garçon est assis dans un fauteuil défoncé. Des dossiers, des livres, des vieux journaux sont éparpillés au sol. En passant près de lui je distingue un titre, Great Expectations de Dickens. Les Grandes Espérances. Il a plu sur Les Grandes Espérances et le livre, un livre de poche, est gondolé, ses pages collées, il a la triste apparence des choses émergées d’un naufrage. Ce bout de trottoir est un endroit où il a toujours été d’usage de jeter chaises bancales, lampes, vieux bureaux, commodes aux tiroirs dispersés, planches à repasser, jouets, canards flottants, poupons sans bras, peluches, papiers, vêtements, godillots, rideaux troués, tapis usés, etc. (peut-être un rappel du « marché des voleurs » qui se tenait autrefois East 8 th Street, et où des habitants du quartier venaient racheter des objets chez eux dérobés). Une sorte d’institution. De même qu’à quelques mètres, au 2 Astor Place, existe en sous-sol un mythique salon de coiffure spécialiste des chevelures artistes et crânes déjantés, hérissements punks, coiffures à l’iroquois, sans exclure les ondulations sages.