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I SI VIEUX SI JEUNES

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Sommes-nous vieux ?

Sommes-nous jeunes ?

Quel âge avons-nous vraiment ?

Parfois vieillards,

Parfois jeunesse élancée,

Nous sommes les héritiers de tant d’années accumulées. Longue fossilisat­ion de langues, de cultures, Dépôts successifs de tant de passés qui se sont

mélangés, enrichis, superposés,

Des strates de guerres,

De commerce,

D’échanges

De conquêtes.

Nous sommes fils et filles de la sédimentat­ion des

siècles.

Quel âge avons-nous vraiment ?

Les frontières ont bougé,

Les pays ont grandi,

Les empires, chuté.

Nous sommes traversés d’un long fleuve d’Histoire qui

nous donne l’épaisseur du temps. Peut-être sommes-nous cela : des enfants vieux, Alliance de la fatigue et de l’enthousias­me.

Qui peut désigner le jour exact de notre naissance ?

C’est dans le xix e siècle qu’il faut aller fouiller. Entrailles de modernité,

Boulons, marteaux et fièvre,

Nous sommes faits de la même chair, de la même

nervosité.

Siècle de conquêtes et de sueur,

De progrès et d’exploitati­on.

C’est dans le xix e siècle qu’il faut fouiller parce qu’il est

comme nous :

Il a inventé trop vite,

A pensé trop fort.

Il faut plonger dans son ventre sale,

Sentir dessous ses bras d’usine,

Écouter sa voix cassée d’avoir trop hurlé sur les

barricades.

Le xix e siècle, parce que c’est le siècle du vertige et de

l’appétit,

Bascule entre deux mondes, Chancellem­ent face à tant de nouveautés et de

grondement­s.

Quel est le jour de notre naissance ?

Il faut le décider, alors je dis :

Palerme, le 12 janvier 1848.

Quelque chose veut naître en ce jour lointain, Quelque chose qui pousse,

Jusqu’à faire voler en éclats les vieilles couronnes.

Quelque chose va naître

Et ce sera d’abord rouge et grimaçant.

Ça sentira les viscères et la sueur mais c’est neuf. Palerme se soulève

Et c’est la première ville à appeler le Printemps des nations.

Nous sommes nés de l’utopie et du mécontente­ment. Écoutez les philosophe­s, les agitateurs, les

révolution­naires qui vont d’une capitale à l’autre. L’insurrecti­on gronde.

Elle éclate en Sicile,

Sera reprise à Paris,

De là, rebondira dans toutes les capitales.

Des mots nouveaux sont sur les lèvres,

Pour en finir avec les empires,

Des mots que l’on se transmet sous le manteau, Dans le secret des réunions clandestin­es,

« Nationalis­me »,

« Indépendan­ce, union et liberté ».

Et d’un coup, la foule les reprend, ces mots,

À Milan,

À Berlin,

À Paris,

On veut renverser le vieux monde,

Celui du congrès de Vienne qui restaurait les couronnes. On veut mettre à bas la mécanique de Metternich Qui préférait l’ordre à la liberté.

Des pays veulent porter un nouveau nom :

« Italie »,

« Allemagne »,

Rien ne peut arrêter les peuples lorsqu’ils s’emparent

de l’esprit des philosophe­s.

On n’en peut plus de l’Europe restaurée, assise,

arrogante,

Celle des Bourbons, des Habsbourg, des Hohenzolle­rn. Depuis quelque temps, il y a des banquets en Europe, Et nous sommes nés de leur murmure,

De la passion glissée dans ces mots dits tout bas mais

qui aspirent à être clamés tout haut.

1848 est notre date de naissance,

Et cela fait de nous des enfants barricades,

Nés dans un fouillis d’armoires, de charrettes,

de tonneaux, de palissades et de fusils… Poussez encore,

Il faut que ça sorte

Et tant pis si ça gémit.

L’Europe surgit en ces jours de 1848,

Celle de Mazzini,

De Friedrich Hecker et Gustav Struve,

Celle de Garibaldi,

De Lajos Kossuth,

De Ludwik Mierosławs­ki et Ledru-Rollin,

Une Europe de la nation parce que alors, la nation,

c’est l’affranchis­sement,

C’est la chute des vieux rois coiffés comme des poupées de calèche.

La nation, c’est l’unité d’un peuple autour d’une langue, D’une culture,

Et les poètes mettent des mots sur cette colère qui gronde, Sándor Petöfi, Lamartine, Victor Hugo.

Verdi, même, devient le nom d’un pays.

Le romantisme a conquis l’Europe,

Et il porte en lui l’énergie de la rébellion : Jeunesse !

Jeunesse !

Sommes-nous vieux ?

Plus maintenant.

Regardez : l’Europe se réveille et se secoue le dos. Elle a un beau visage échevelé,

Et un appétit de nouveau-né.

Une génération s’est mise debout.

Le suffrage universel,

La liberté de la presse,

Le vote des femmes,

Un peuple roi pour en finir avec le roi du peuple, Toutes ces idées ont couru de bouche en bouche Et chacun les a gardées comme un précieux trésor. Elles seront là encore,

Vingt ans plus tard,

Lorsque les États naîtront.

L’Europe se dessine et se cherche, Interroge son propre désir,

Secoue la royauté,

La reprend,

Puis l’abandonne à nouveau.

Ils ont pensé, rêvé, combattu

De Berlin à Paris,

De Vienne à Genève.

Ils se sont exilés à Londres ou Bruxelles,

Sont revenus dans leur pays,

Ont fui à nouveau dans l’Europe tout entière. Combien étaient-ils autour de Mazzini,

les membres deGiovane Italia ?

Cent ?

Mille ?

Giovane Europa,

Giovane Germania,

Giovane Ungheria,

Giovane Polonia,

Giovane est le nom du sursaut.

Jeunesse !

Jeunesse !

C’est de cela que nous avons besoin,

Trois cents jeunes gens,

Cinq cents peut-être,

Dans chacun des pays de notre Union, Reprenant l’héritage des Carbonari,

Réfléchiss­ant non pas au possible

Mais au rêve,

Cherchant des yeux ce qui n’existe pas encore, Essayant de le nommer,

Puis de le brandir.

Giovane Europa,

Cinq cents jeunes gens par pays,

Cela fait quelques milliers d’âmes,

Mais c’est un mouvement,

Une jeunesse qui se parle, se réunit, échange,

et espère davantage.

C’est de cela que nous avons besoin,

D’un désir réfractair­e,

Ambitieux,

Inspirant.

Giovane Europa,

Les pays apparaisse­nt les uns après les autres, La Belgique, l’Italie et l’Allemagne.

Ne croyez pas que ce soient des naissances applaudies, Que l’on s’émerveille sur le poids et la bonne mine

des nouveau-nés.

Rien ne se fait facilement quand il s’agit des peuples

et des frontières.

Les bébés qui viennent de naître veulent qu’on leur

fasse un peu de place,

Et personne ne veut se pousser.

Alors, tout se met à trembler.

On s’agrippe par les cheveux,

On s’annexe joyeusemen­t

Et on se bat, avec ardeur.

Vous trouvez que nous vivons une période troublée ? Vous sentez le souffle de l’Histoire et il vous arrive

d’avoir peur,

De vous demander de quelle fièvre est prise notre époque ? Vous vous effrayez de voir que, d’un coup, l’inquiétude

devient l’humeur des peuples ?

Pensez à Hugo et à son exil.

Pensez à Garibaldi qui a traversé l’Atlantique, s’est

battu au Brésil, en Argentine, en Uruguay,

Le « Héros des Deux Mondes » épuisé d’une vie de blessures Qui continue jusque dans ses vieux jours et lutte encore à Dijon, à l’âge de soixante-quatre ans, alors qu’il peine à monter sur son cheval.

Toutes ces idées ont couru de bouche en bouche Et chacun les a gardées comme un précieux trésor

Il n’y a pas d’époque paisible.

Pensez à Friedrich Hecker,

Qui, après avoir pris part à la révolution de 1848 dans les rues de Bade, doit s’exiler en Amérique et s’engage aux côtés des nordistes dans la guerre de Sécession… Pensez à tous ceux que l’on appelait les

quarante-huitards,

Qui ont vécu le Printemps des nations,

Puis, le retour des rois,

Et enfin, l’indépendan­ce véritable,

Tout cela le temps d’une vie.

Pensez à la guerre de « l’année terrible* » Durant laquelle l’Europe se déchire et se cherche. Nice et la Savoie changent de pays,

L’Alsace et la Lorraine aussi.

L’Europe veut des frontières mais n’en trouve pas, Se plonge alors dans des guerres,

Signe des traités, des accords, des trahisons,

Sous l’oeil vigilant de l’Empire ottoman et de la Grande

Russie.

L’Europe produit,

Construit,

Se bat,

Mais elle crève de faim aussi

Et part en exil.

Les Irlandais meurent par milliers et cela ne fait pas

ciller la reine Victoria.

Les premiers Italiens embarquent pour les États-Unis sans se douter que le colosse d’Emma Lazarus** les regardera passer pendant des décennies.

Oh, les terres de convulsion­s…

Tant d’événements,

D’agitations,

Tant de destins avalés…

Et vous trouvez que nous vivons dans une période

troublée ?

Mais quelle génération a connu plus de calme et moins

de dangers ?

Les deux siècles qui nous précèdent ne sont que courses,

fièvre, assauts et révolution­s.

Les siècles qui nous précèdent sont des ogres qui ont

avalé le courage et le génie par vies entières.

Et nous sommes là,

Nous,

Avec ces mots qui nous ont été légués : « Nation » ,

« Égalité », « Liberté »,

Que nous contemplon­s avec fatigue.

Depuis si longtemps nous sommes citoyens de l’ennui. Jeunesse !

Jeunesse !

Il nous faut ton sursaut.

II CHARBON LUMIÈRE

Maintenant que nous sommes nés, il faut se nourrir. Chaleur, friction, fumée,

C’est cela qui nous fera grandir.

Nous allons manger des forêts, des campagnes entières, Nous goinfrer du génie des hommes et de leur labeur, Engloutir ce qui est vieux et reconstrui­re ensuite. Grand jet de vapeur.

Notre monde apparaît dans un silence stupéfait. C’est sidérant comme un tour de prestidigi­tation. Écoutez bien,

Vous entendez ce bruit de pression inconnu jusqu’alors ? Regardez la surprise sur le visage des badauds,

Elle est l’exacte image du Progrès.

Rien ne sera plus comme avant,

Le monde ne reviendra plus jamais en arrière.

Une machine est là,

Nouvelle,

Qui annonce des vies dont nous n’avons aucune idée. Crache, fumée,

Tourne, chauffe, plus vite !

Sans fatigue,

Plus jamais de fatigue…

Piston bien huilé, sans arrêt.

Combustion, encore, encore !

Tourne et chauffe.

Plus vite,

Encore, encore !

Les témoins s’extasient,

Mais la course ne fait que commencer.

Il faut fouiller dans le xix e siècle

Parce que dans ses entrailles, il y a notre visage. Nous sommes nés de son ventre fécond

Qui porte trésors et grimaces,

Chaleur et humidité.

Rien ne sera plus comme avant, Le monde ne reviendra plus jamais en arrière

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