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Le rêve américain en plein spleen

- Laëtitia Favro

Lucia Berlin, Lauren Groff et Maxim Loskutoff se rejoignent dans le regard qu’ils portent sur les États-Unis, à travers leurs recueils de nouvelles. Autant d’histoires qui donnent à voir le mal-être et la violence dans un pays où chacun tente de faire face, avec ses moyens.

L’ Amérique n’a pas attendu Trump pour être inhospital­ière. Malgré ses deux cent quarante jours d’ensoleille­ment annuel, la Floride de Lauren Groff n’a rien du « Sunshine State » aux décors de carte postale ayant colonisé l’imaginaire collectif. Elle varie plutôt entre les eaux fangeuses des marécages, où somnolent serpents et alligators, et la violence d’ouragans terrassant tout sur leur passage – sauf, peut-être, les souvenirs que les héros des onze remarquabl­es nouvelles de Floride auraient préféré voir s’envoler. Quand une panthère rôde autour du bungalow où une mère est retranchée avec ses fils, quand un chien se détourne de la main humaine pour lui préférer la forêt hostile, quand un passionné de reptiles meurt empoisonné par la morsure de l’un de ses adorés, la faune et la flore représente­nt avant tout une menace causée par les fantasmes que des protagonis­tes, harassés par un quotidien qui ne les satisfait plus, plaquent sur elles.

S’ils font leur possible pour la domestique­r, leur rancoeur les isole, les rendant taciturnes, voire sauvages, capables des pires extrémités.

Un cap est encore franchi dans la sauvagerie à mesure que l’on s’éloigne de la côte Est pour rejoindre les terres séparant le Wyoming de l’Oregon, théâtre des débuts d’un jeune auteur très, très prometteur. Avec Viens voir dans l’Ouest, Maxim Loskutoff nous propose une plongée aussi hallucinée qu’hallucinan­te dans le quotidien d’individus à la dérive luttant pour trouver leur place dans une société qui les a oubliés, à des années-lumière de la culture urbaine caractéris­tique des deux côtes des États-Unis. S’inspirant notamment de l’occupation en 2016 du refuge faunique national de Malheur, dans l’Oregon, et de l’initiative séparatist­e rurale lancée en 2012 par James Wesley Rawles (un auteur de romans survivalis­tes influencé par différents mouvements chrétiens et fondamenta­listes), Loskutoff mêle la politique à l’intime pour animer une galerie de personnage­s tantôt tendres, tantôt cruels, en marge d’une civilisati­on dont ils sont les grands perdants. Là encore, l’adversité qu’incarne une nature rude, ingrate, fait avant tout écho aux instincts primaires d’un père de famille engagé dans une lutte à mort avec les autorités fédérales, d’une jeune femme sillonnant les routes pour faire soigner son coyote blessé, d’une épouse insatiable projetant sur un arbre la cause de tous ses échecs, d’un groupe d’amis passableme­nt ivres humiliant l’un des leurs à l’occasion d’une cérémonie de mariage grotesque. Aussi vulnérable que dangereux, chacun de ces personnage­s représente une bombe dont l’auteur se plaît à retarder l’explosion, dans un crescendo de violence jubilatoir­e, symptomati­que de frustratio­ns contenues qui ne demandent qu’à s’exprimer, et dont l’arrivée au pouvoir de Trump est l’une des manifestat­ions les plus tonitruant­es.

ERREMENTS DE FEMMES

S’il reste une lueur d’espoir, elle est à chercher du côté du paradis. Empruntant aux lieux où elle a vécu les décors de ces vingt-deux petits bijoux, Lucia Berlin, que l’on redécouvre à titre posthume depuis la publicatio­n, en 2017, du très remarqué Manuel à l’usage des femmes de ménage, navigue entre New York et le Texas, mais également sur la côte mexicaine et au Chili, pour dire la solitude fondamenta­le d’êtres en proie à la célébrité, au délitement du couple et à la monotonie ravageuse d’un quotidien immuable. Avec un art consommé de la forme brève, Un soir au paradis saisit avec force et empathie les errements de femmes sur le point de sombrer, exprime les affres de la vie domestique, mais également de la vie tout court. Derrière la laideur des façades subsiste néanmoins la beauté du miracle inhérent à toute existence, aussi infime, égarée soit-elle.

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La Bannière étoilée, en lambeaux, flottant au vent devant une maison de Pennsylvan­ie.
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Un soir au paradis (Evening in Paradise) par Lucia Berlin, traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Malfoy, 352 p., Grasset, 22 €. En librairie le 9 mai.
 Un soir au paradis (Evening in Paradise) par Lucia Berlin, traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Malfoy, 352 p., Grasset, 22 €. En librairie le 9 mai.
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Viens voir dans l’Ouest (Come West and See) par Maxim
Loskutoff, traduit de l’anglais (ÉtatsUnis) par Charles Recoursé, 272 p., Albin Michel, 22 €
 Viens voir dans l’Ouest (Come West and See) par Maxim Loskutoff, traduit de l’anglais (ÉtatsUnis) par Charles Recoursé, 272 p., Albin Michel, 22 €
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En librairie le 2 mai.
 Floride (Florida) par Lauren Groff, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, 304 p., L’Olivier, 22,50 €. En librairie le 2 mai.

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