L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN
Bernard Minier
À l’occasion de la sortie de son nouveau roman, l’auteur de Glacé et d’Une putain d’histoire nous a ouvert les portes de son repaire : un havre de silence, de luminosité dans lequel il a emménagé il y a moins d’un an et où tout porte à la sérénité, mais aussi au voyage.
Le soleil printanier est au zénith, en cette fin mars où nous nous rendons à Montfort-l’Amaury (Yvelines), à 45 kilomètres de Paris. Un peu à l’écart de la commune, nous observons quelques demeures dont certaines appartiennent à des stars : « C’est le Hollywood de Montfort, par ici ! » , plaisante notre hôte, précisant que Marc Lavoine ou Philippe Starck (entre autres) possèdent une maison dans les environs. Le coin est pourtant d’un calme olympien, et ça tombe bien : Bernard Minier ne respire jamais mieux que dans le silence absolu. Il l’a trouvé dans cette ancienne ferme entièrement restaurée qu’il loue depuis juillet 2018, après avoir quitté
son « pavillon modeste » situé dans l’Essonne : « J’ai cherché à l’ouest et au sud de Paris, car je ne voulais pas m’éloigner d’une région où j’avais l’habitude de vivre. On a tous nos zones géographiques, comme les animaux », plaide ce Biterrois de naissance ( en 1960), ancien employé des douanes devenu serial seller avec 2,6 millions de livres vendus dans le monde et traduits en 21 langues. Nous découvrons son havre : un rez- de- chaussée et un étage, une grande baie vitrée orientée à l’est – où le soleil rayonne donc toute la matinée, idéal pour cet homme qui revendique se lever assez tôt et n’avoir besoin que de six heures de sommeil – donnant sur une belle terrasse, une pelouse et un garage où il range aussi le matériel d’entretien. Un olivier et un bambou ornent l’allée : « L’Occident et la Chine sont côte à côte, comme dans le livre. » Nous sommes le 22 mars, le jour même de la parution de son nouveau roman, M, le bord de l’abîme, pour lequel il avait effectué une virée de trois semaines à Hong Kong, juste après avoir emménagé ici. En ce jour où la pression le dispute à l’excitation, il se montre pourtant des plus disponible et bienveillant.
INTÉRIEUR DE VOYAGEUR
« J’aime voyager, j’adore les aéroports, les avions. Et, dans la maison entière, l’idée est de tout décliner sur le thème du voyage, de l’évasion », prévient-il dès le début de la
visite, nous indiquant ce globe terrestre ancien, en bois, datant de 1865. Comme quelques objets de collection éparpillés dans la maison, il l’a achetée au musée national de la Marine, lorsque l’endroit a fermé pour cinq ans de travaux (en 2017) et mis en vente des dizaines de raretés. Hindoustan, Autriche-Hongrie, Anatolie, Empire ottoman, Asie Mineure : l’Ancien Monde révèle aussi ses vieux codes, comme le mot « Esquimaux » inscrit en lieu et place du Grand Nord américain.
« Il y a plein d’indications, insiste notre homme, comme toutes ces lignes maritimes signalées par des traits. Tu voyages déjà beaucoup, là… » Un peu plus loin, deux statues qui viennent du Sénégal, des livres de Pierre Loti ou encore une vieille valise début xxe, laissant voir de petits tiroirs en bois et des cintres quand on l’ouvre. « J’ai besoin de ces ouvrages et de ces objets autour de moi, poursuit l’auteur, afin de provoquer des images qui invitent au voyage quand j’écris. »
Dans une pièce intermédiaire, des haltères (dont il fait un usage quotidien), un grand tableau – il est « très amateur de peinture figurative » – et un établi qui s’impose au regard tant il est massif : « Meuble à chaussures au-dessous, comptoir d’exposition au-dessus », sourit-il, avant d’ouvrir les deux énormes livres d’art soigneusement posés, consacrés à Paul Delvaux et à Lucian Freud.
« Je n’ai pas les moyens de m’offrir leurs tableaux, qui doivent bien valoir quelques centaines de millions de dollars, alors j’achète les livres ! », confesse-t-il. Le salon révèle une autre facette du personnage : « Il y a des livres de Pasolini
partout, ici. Il est l’un de mes maîtres à penser, il m’a beaucoup influencé. » Plus loin, une première bibliothèque : « Uniquement la littérature “blanche”, séparée de la bibliothèque “polars”, qui est juste à côté, dans mon bureau. » Se moquant de lui-même, il admet : « Eh oui, je me plains souvent d’être rangé dans des cases avec des étiquettes, mais je le fais aussi ! » Nous passons devant un grand écran plasma – « pour le foot et le tennis », mais sur lequel il adore regarder des films d’horreur, « uniquement la nuit car, sinon, ça n’aurait pas de sens » – avant d’atteindre le bureau.
UN ROYAUME DE PAPIER
Nous sommes accueillis par un amas de chemises, de dossiers et de documents encore tout frais : la documentation qui a servi pour M, le bord de l’abîme. Notamment des ouvrages érudits sur l’intelligence artificielle, en français
ou en anglais. Toujours sur le ton de l’autodérision, Minier s’en amuse : « J’ai quand même poussé le vice très loin : il faut avoir envie de se les farcir, ces bouquins ! Je te rassure : parfois, je ne comprenais rien… » Le roman à présent terminé, le grand bureau est, quant à lui, bien rangé. On y trouve un ordinateur, quelques livres – notamment de Stephen King –, des Post-it et une étonnante quantité de Stabilo : « jaunes, uniquement, seule couleur que j’utilise : les passages sautent aux yeux, et l’on peut lire facilement ce qu’on a surligné, contrairement aux autres ». Des photos personnelles voisinent avec une balle de revolver Magnum et divers écussons des polices américaine et canadienne, récoltés durant ses voyages sur place. C’est également dans son bureau qu’il a choisi d’installer sa bibliothèque de polars, composée aussi bien de thrillers que de romans noirs tendance sociale,
ainsi que de bon nombre d’ouvrages signés par ses camarades de genre et de festivals. Les romans de science-fiction, eux, sont dans la chambre d’amis. Tout est rangé, chez Minier. Ou bien… empilé ! À côté de la table de travail s’élève en effet une véritable tour de Pise constituée de feuilles volantes ! Il s’agit d’une partie des multiples brouillons de son dernier livre. Quand il le peut, l’écrivain les passe au broyeur à papier, outil indispensable. « Mais, à un certain moment, je n’ai plus assez de sacs-poubelle, ou alors plus de place pour les stocker avant le passage des éboueurs, donc je laisse… », avoue-t-il.
S’il écrit au clavier, Minier imprime pour pouvoir visualiser et corrige au feutre rouge avant d’« entrer » les modifications dans la machine. Il réimprime, annote encore et encore, amassant ainsi les paquets de feuilles qu’il éparpille au sol. Elles ne seront rassemblées qu’à la fin de la journée. Notre homme ayant adopté un rythme diurne (du matin à la fin de l’après-midi). M, le bord de l’abîme est donc le premier roman que Bernard Minier a composé dans cet antre. Quand il est parti pour Hong Kong, il avait néanmoins « pas mal de choses, un canevas complet » . Il poursuit : « J’opère ainsi pour tous mes livres : j’ai l’histoire, les personnages, et je pars sur les lieux ensuite. J’avais laissé pas mal d’“espaces libres” pour y mettre ce que je découvrirais là-bas, et qui allait inévitablement modifier le cours de l’intrigue. Ce qui représente quand même de nombreuses scènes. » Et des dizaines de carnets noircis durant les trois semaines passées sur place l’été dernier.
CHANGEMENT D’UNIVERS
Quatre ans après Une putain d’histoire, situé aux États-Unis et qui traitait de la surveillance par les réseaux sociaux, Bernard Minier est donc cette fois allé en Asie : « une destination imposée par le thème choisi : l’intelligence artificielle et les grandes entreprises du secteur numérique ». Il poursuit : « L’IA est devenue un enjeu majeur, un train qui va tout emporter. Les États-Unis et la Chine l’ont pris et ont une avance phénoménale parce qu’ils ne se posent pas les questions éthiques qui nous bloquent encore, nous, les Européens. La Chine évolue encore plus vite, car le progrès y avance à marche forcée. Les manipulations génétiques que va engendrer cette accélération technologique fait chez eux consensus. Résultat : dans deux décennies, ce pays sera plus “intelligent” que nous. Tout était réuni, il fallait que j’en parle maintenant. » Il avait le choix entre Shanghai et Hong Kong ; la seconde s’est imposée car c’est une « ville mythique pour le cinéma noir asiatique ». Trois semaines, donc, à arpenter surtout les bas-fonds : « La société hongkongaise est très
inégalitaire : il y a plus de Rolls-Royce que dans toute la Grande-Bretagne. C’est une ville très high-tech, mais chaotique, délabrée, avec des quartiers très pauvres où l’on trouve des gratte-ciel de 40 ou 60 étages qui s’effritent et tiennent miraculeusement debout. Elle est à l’image de la ville du futur. En transformant l’organisation sociale, l’IA favorise les élites et affaiblit le peuple qui, lui, n’est pas armé face à de telles technologies. »
Ce nouveau thriller est une plongée dans ce Hong Kong-là. Et raconte les aventures de Moïra Chevalier, jeune chercheure française, embauchée sur place par un centre de recherche sur l’intelligence artificielle. Surveillée de près par le pouvoir chinois, l’entreprise est sur le point de créer un chatbot – ou « agent conversationnel » – très sophistiqué : Deus. Qui peut tout décider pour nous. Dans le même temps, une série de meurtres frappe les employés de la firme, dirigée par un patron, Ming, qui nous mène aux limites de la manipulation. Pour ce roman où il laisse de côté son personnage récurrent, le commandant Martin Servaz, Minier a voulu « retrouver l’esprit des techno-thrillers des années 1990, ceux de Crichton ou de Clancy, où les technologies influencent l’homme ». Après la mégapole crépusculaire qu’il a visitée et ici recomposée, notre homme est donc revenu poursuivre son installation. Dans le silence total de sa nouvelle demeure. M, le bord de l’abîme est une nouvelle corde à l’arc d’un homme qui n’a pas peur de changer d’univers.