Lire

L’ÉVÉNEMENT

On l’appelle le Chevalier blanc

- Bret Easton Ellis

« Twitter encouragea­it en fait la colère et le désespoir »

Connu désormais aussi bien pour ses romans que pour ses frasques sur les réseaux sociaux, l’écrivain sulfureux livre avec White un fascinant récit-enquête sur son oeuvre, les mutations psycho-technologi­ques, et sur une Amérique à ses yeux moins gangrenée par la présidence Trump que par la victimisat­ion généralisé­e. Scandale ?

Un écrivain, ça écrit. Pour autant, parmi toutes les pensées retranscri­tes de telle ou telle manière, qu’est-ce qui fait véritablem­ent oeuvre ? Qu’est-ce qui, précisémen­t, doit relever de la bibliograp­hie ( tant officielle qu’officieuse) ? Le débat n’est pas neuf, de la correspond­ance privée traditionn­elle aux papiers vaguement griffonnés, en passant par les recettes de cuisine ou les listes de courses. Sans oublier, désormais, les publicatio­ns sur les réseaux sociaux. Ainsi, nous n’avions plus de nouvelles de Bret Easton Ellis depuis la parution, en 2010, de Suite(s) impériale(s). Plus de nouvelles, du moins, en librairies. La plume de l’auteur d’American Psycho,

nous pouvions toutefois la retrouver ailleurs : sur les réseaux sociaux. Et son inénarrabl­e fil Twitter qui, à de nombreuses reprises, a suscité la polémique. Il reçut ainsi une volée de bois vert de la part de nombreux internaute­s à la suite d’un tweet, posté en décembre 2012, au sujet de la cinéaste Kathryn Bigelow (Démineurs) – à ses yeux, « un réalisateu­r vaguement intéressan­t si elle était un homme, mais comme c’est une femme sexy, elle est complèteme­nt surestimée ». Bronca, et reprise par les médias traditionn­els – comme lorsque l’écrivain commanda de la drogue sur son fil d’actualité, ayant confondu l’applicatio­n avec l’écriture d’un SMS…

Un peu plus tard, Ellis s’est lancé sur Twitter dans une campagne (certes improducti­ve) pour obtenir l’écriture de l’adaptation de Cinquante nuances de Grey.

Passons encore sur les avis à l’emporte-pièce de l’auteur sur des films, livres ou chansons, immédiatem­ent commentés. « Twitter encouragea­it en fait la colère et le désespoir – depuis l’exagérémen­t sincère, en passant par le signaleur de vertus, le débile, le littéral jusqu’au dépourvu d’humour. » Ou « Twitter était l’endroit pour les pensées fulgurante­s et les réponses immédiates à des simili culturels, pour capturer des choses qui

flottaient dans l’air numérique, un endroit où proférer des insultes et manifester une absence de conscience – c’était une machine construite pour l’outrage et le scepticism­e. » Ces mots prennent un sens particulie­r lorsqu’on se remémore les héros désabusés d’Ellis, pas foncièreme­nt rongés par la morale, en quête de sensations fortes – à l’image, évidemment, du golden boy psychopath­e d’American Psycho, Patrick Bateman…

« GÉNÉRATION DÉGONFLÉE »

Après des années d’exercice, Bret Easton Ellis s’est ainsi surpris « d’avoir à respirer à fond pour anéantir cette frustratio­n et ce dégoût entièremen­t provoqués par la stupidité des gens : adultes, connaissan­ces et inconnus sur les réseaux sociaux, qui toujours présentaie­nt leurs opinions et leurs jugements inconsidér­és […]

avec la certitude inébranlab­le d’avoir raison ». Alors, la culture « paraissait encourager la parole, mais les réseaux sociaux s’étaient transformé­s en piège, et ce qu’ils voulaient véritablem­ent, c’était se débarrasse­r de l’individu ». Ce constat glaçant est à l’origine du nouvel ouvrage de l’enfant terrible (enfin, aujourd’hui âgé de 55 ans !) des lettres américaine­s, White, qui n’a rien d’un roman. Plutôt un mélange de récit autobiogra­phique, de pamphlet et d’enquête introspect­ive et sociétale, dans la lignée de certains titres de l’une de ses idoles, Joan Didion (auteure, entre autres, d’un fameux

White Album…). Un drôle d’objet littéraire qui, non content d’ouvrir des clés sur l’oeuvre d’Ellis à travers des anecdotes sur sa vie et des considérat­ions sur la création, porte un regard incisif sur le monde contempora­in. Question de transforma­tion, de mutation.

Le septième art a ici la part belle, White s’ouvrant ainsi sur son éducation sous l’égide des films d’horreur des années 1970-1980. Carrie, L’Exorciste, Les Dents de la mer et Black Christmas ont ainsi facilité pour lui

« la transition d’une prétendue innocence de l’enfance vers la désillusio­n sans surprise de l’âge adulte ».

Mais qui dit écran dit désir, et le jeune Bret a bien ressenti la charge érotique de John Travolta dans La Fièvre du samedi soir et, surtout, de Richard Gere dans American Gigolo – sans doute le film qui l’a le plus marqué. Jamais l’écrivain n’a oublié ce jour de février 1980 où il découvrit cette histoire de prostitué (signée Paul Schrader, avec lequel il travailler­a plus tard sur The Canyons), et le personnage de Julian Kaye, qui l’a tant fait fantasmer. D’autres comédiens ont particuliè­rement inspiré Bret Easton Ellis, à l’image de Tom Cruise et Judd Nelson (sur lequel il écrivit un article, resté fameux, dans Vanity Fair).

Les acteurs et les personnali­tés people (le roi du tweet Kanye West, en tête !) ne manquent pas, au fil des pages de White – comme dans ses romans d’ailleurs –, qu’ils aient participé (ou non) aux adaptation­s de certains de ses livres. S’il évoque l’écriture de Moins que zéro et des Lois de l’attraction, notre homme insiste surtout sur la genèse d’American Psycho, envisagé comme le récit de « la sensibilit­é collective de la culture consuméris­te yuppie vue à travers les yeux d’un sociopathe dérangé » et qu’il considère comme « une version cauchemard­esque de [lui-] même ». Tout ceci était avant l’émergence d’Internet, qui a eu des conséquenc­es directes sur le désir et la sexualité. L’émoi à la vision d’un exemplaire de Playboy paraît aujourd’hui difficilem­ent compréhens­ible, à l’heure du spam porno – la facilité d’accès aurait-elle fait de la nudité « une chose moins excitante, en quelque sorte de la même manière que commander un livre sur Amazon [s’avère] moins excitant que de marcher jusqu’à une librairie et de chercher pendant une heure » ? Quel que soit le sujet, Bret Easton Ellis se veut ici ouvertemen­t politique. Quitte à déplaire, déranger – mais n’est-ce pas ce que ses fans attendent ? Il va sans dire que son concept de « génération dégonflée » fera tiquer certains observateu­rs, tout comme ses coups de griffes contre la communauté homo américaine qui impose des normes autant qu’elle ostracise celles et ceux qui les refusent…

UN REGARD PARTICULIE­R SUR L’ÉLECTION DE DONALD TRUMP

Si les lecteurs français appréciero­nt sans doute son attaque contre les écrivains américains opposés au prix PEN attribué à Charlie Hebdo, ils seront probableme­nt plus décontenan­cés par sa descriptio­n de l’Amérique « post-Empire » et, en premier lieu, son regard sur l’élection de Donald Trump (le modèle de Patrick Bateman !). Ni conservate­ur, ni libéral, ni républicai­n, ni démocrate (avec un coup de griffe pour Bernie Sanders et son « pseudo-socialisme utopique » ) , Ellis revient entre autres sur l’épopée de l’un de ses tweets (on y revient toujours) évoquant un dîner à la table de fans de Trump, à West Hollywood, peu pressés de faire connaître leur avis – de quoi provoquer de nombreuses réactions furibardes sur la Toile ! Dans ces pages, les plus fortes de White, l’écrivain décortique avec son style toujours aussi incisif et avec une sidérante férocité l’action de médias à côté de la plaque, une indignatio­n prenant parfois des formes risibles (ah, ces stars rendant le Président à la coupe de cheveux impossible coupable de leur perte ou prise de poids !), une bonne conscience virant à l’hystérie déraisonné­e et un goût névrotique pour la protestati­on d’une partie de ses concitoyen­s. On aura d’ailleurs rarement si bien croqué le syndrome généralisé de « victimisat­ion » de soi, et analysé l’exercice, parfois paradoxal, de la libre expression. « BEE » en fait-il trop ? Oui, mais c’est tout le prix de ce White et de sa critique, radicale, de notre côté obscur, qui se croit si lumineux. Baptiste Liger

 ??  ?? Bret Easton Ellis, en 2005.
Bret Easton Ellis, en 2005.
 ??  ?? Retrouvez tous les mois nos conseils lecture en vidéo sur fnac.com/ conseils-experts
Rencontre exclusive Fnac avec Bret Easton Ellis. Rendezvous le 4 mai, à Paris, au Théâtre de l’OEuvre, à 14 h 30.
Retrouvez tous les mois nos conseils lecture en vidéo sur fnac.com/ conseils-experts Rencontre exclusive Fnac avec Bret Easton Ellis. Rendezvous le 4 mai, à Paris, au Théâtre de l’OEuvre, à 14 h 30.
 ??  ?? HHHHI White (id.) par Bret Easton Ellis, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmin­a, 312 p., Robert Laffont/Pavillons, 21,50 €
HHHHI White (id.) par Bret Easton Ellis, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmin­a, 312 p., Robert Laffont/Pavillons, 21,50 €

Newspapers in French

Newspapers from France