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LITTÉRATUR­E FRANÇAISE

Barlen Pyamootoo, le plus talentueux des écrivains mauriciens de sa génération, publie un puissant cinquième roman. L’expérience vécue par le poète Whitman lui permet d’explorer l’horreur de la guerre.

- Laëtitia Favro

Contre la luxuriance de son île natale, l’écrivain mauricien a troqué la désolation d’un champ de bataille en hiver, inaugurant avec Whitman le prélude d’un nouveau cycle littéraire. Écrivain rare, reconnu en France depuis la parution en 1999 de son premier roman, Bénarès, Barlen Pyamootoo ne se voit pas comme un conteur d’histoires, mais comme le géographe d’une âme humaine oscillant entre splendeur et décadence, luttant contre l’absurdité d’un monde rebattu par des vents contraires. C’est l’aberration de la guerre qu’il choisit cette fois comme terrain d’exploratio­n, à travers l’un des épisodes les plus marquants de l’existence du célèbre poète américain Walt Whitman.

SOULAGER LES SOUFFRANCE­S

Le 16 décembre 1862, parmi la liste des soldats blessés ou tombés au front, publiée dans le New-York Tribune, figure le « premier-lieutenant G. W. Whitmore », que Walt identifie comme son frère George, engagé aux côtés des unionistes en Virginie. Désertant aussitôt la maison familiale pour rejoindre Philadelph­ie, puis Washington, il découvre à mesure qu’il se rapproche de la ligne de front l’horreur d’une guerre fratricide mutilant les corps et la jeunesse de son pays. « Ils étaient faits pour la vie, pour l’amour et la camaraderi­e [..]. Maintenant il leur manque un oeil, un bras, une jambe ou les deux, et ils ne savent que faire de ce corps qui ne sert plus à grand- chose. » Après avoir arpenté sans succès la quarantain­e d’hôpitaux militaires présents à Washington, Walt retrouve enfin son frère, légèrement blessé, à Falmouth où campe son régiment pour l’hiver. Touché par la détresse des centaines de soldats malades, mutilés, mourants, sur leur grabat de fortune, le « vieil homme », comme tous le surnomment bientôt à cause de sa « barbe grise et hirsute qu’on prendrait pour de la laine brute » et de ses « yeux bleu pâle de la pâleur de ceux qui ne dorment pas la nuit », s’emploie bientôt à soulager leurs souffrance­s en consignant dans un carnet le présent qu’ils aimeraient recevoir – tabac ou sucrerie pour les uns, lettre à la famille ou à la femme aimée pour les autres. Face à l’étendue de leur détresse, l’oeuvre poétique accomplie devient insignifia­nte pour l’auteur déjà controvers­é de Feuilles d’herbe, confiant un soir à un soldat du Maine qu’il serait devenu médecin s’il n’avait pas été poète, tant les corps le fascinent dans leur puissance comme dans leurs difformité­s, tant il observe dans le soin d’un médecin envers son patient « un même élan d’amour et de beauté ». « Le miraculé, c’est moi, et ce sont les soldats qui m’ont sauvé », affirme Walt avant de quitter Falmouth, bien décidé à ne jamais retomber dans sa « léthargie new-yorkaise » à laquelle la guerre de Sécession l’avait à jamais tiré.

LA PUISSANCE DES MOTS

Fidèle au dépouillem­ent propre à la plume de son auteur, Whitman rompt avec les canons du récit historique tout en détonnant par sa liberté de ton : point de fioritures, mais un art consommé de la litote qui n’exclut pas pour autant l’envolée lyrique, comme en hommage à l’illustre figure choisie pour héros. Constammen­t en mouvement, animé par l’espoir de retrouver son frère vivant, le personnage de Walt incarne les valeurs présentes dans l’oeuvre de Whitman, des élans de camaraderi­e virile ( qui le condamnère­nt en leur temps pour obscénité) à l’acceptatio­n des aléas de l’existence prônée par le poète. Opposant à la cruauté de la guerre la puissance insoupçonn­ée des mots, le récit se déploie comme une fresque figurant un champ de bataille, dont le pouvoir d’évocation surprend en regard de la concision du style. « Toute une vie en à peine deux semaines » : telle pourrait être la conclusion du lecteur à l’instar de celui dont il vient d’emboîter le pas, pour un voyage dans le temps hanté par les cris des soldats et la révolte d’un homme libre.

 ??  ?? Bataille de Fredericks­burg, en Virginie, 13 décembre 1862.
Bataille de Fredericks­burg, en Virginie, 13 décembre 1862.
 ??  ??  Whitman par Barlen Pyamootoo, 160 p., L’Olivier, 17,50 €. En librairie le 2 mai.
 Whitman par Barlen Pyamootoo, 160 p., L’Olivier, 17,50 €. En librairie le 2 mai.

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