ESSAIS/DOCUMENTS
Raconter la politique étrangère de son pays à la manière d’un grand reportage, seul un journaliste américain pouvait être capable de cette prouesse. Son nom : Ronan Farrow.
Le livre débute comme un film de Quentin Tarantino. Par un massacre : celui de « Mahogany Row », du nom de la suite en acajou du secrétariat d’État, le ministère des Affaires étrangères américain. Les faits se sont déroulés le 14 février 2017, jour de la Saint- Valentin ( comme le massacre perpétré par Al Capone). Les victimes étaient des diplomates de carrière. Certes, les murs ne sont pas tachés par des litres d’hémoglobine, ces femmes et ces hommes sont juste limogés. N’empêche, le ravage commis par Washington à l’endroit de ses propres serviteurs fut particulièrement brutal ce jour-là. Fallait-il y voir une nouvelle manifestation du populisme à la mode Trump ? Non, une tendance de fond, plus ancienne, enregistrée depuis le 11-Septembre 2001.
Et on ne dira jamais assez combien l’attentat contre les Twin Towers a changé l’Amérique : le remplacement progressif des diplomates traditionnels par des militaires – appuyés par l’industrie de l’armement – de plus en plus engagés dans les négociations internationales et la reconstruction économique.
Personne n’y avait vraiment prêté attention. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir été prévenu. « La puissance militaire
des États- Unis, utilisée à bon escient et avec une précision de stratège, offre un instrument diplomatique décisif », déclarait déjà James Baker, secrétaire d’État du temps de George H.W. Bush (1989-1993). Il ajoutait : « La diplomatie donne ses meilleurs résultats quand elle est appliquée avec un gant de fer. » Sans doute la guerre mondiale contre le terrorisme a-t-elle donné plus de poids encore au Pentagone et à la militarisation des postes. Les coupes budgétaires et la réduction drastique des effectifs ont accéléré un peu plus ce mouvement irrépressible vers « la fin de la diplomatie et le déclin de l’influence américaine », sous-titre de Paix en guerre, de Ronan Farrow.
DU GRAND REPORTAGE L’auteur ne se contente pas d’un requiem théorique. Il est allé sur le terrain, partout dans le monde où le treillis a remplacé le costume-cravate : à Washington, où les bureaux sont de plus en plus vides, à Islamabad, Kaboul, Munich, Asmara… Il a réalisé plus de deux cents interviews : Henry Kissinger, John Kerry, une palette d’ambassadeurs et d’officiers supérieurs… Il a suivi de près l’action de Richard Holbrooke, diplomate de haut vol, chargé des dossiers brûlants du Pakistan et de l’Afghanistan pour le président Obama : un vétéran qui a commencé sa carrière par les négociations sur la guerre du Vietnam. L’auteur connaît d’autant mieux Holbrooke qu’il a été son conseiller (il a aussi été celui de Hillary Clinton). Auparavant, il a encore été porte-parole de l’Unicef et s’est rendu en mission au Darfour. Il connaît donc son sujet de l’intérieur. Observateur, il a également été acteur. C’est cette double expérience qui confère un extraordinaire pouvoir d’évocation à Paix en guerre. Ronan Farrow est aussi avocat, diplômé de Yale et, en plus du droit, a étudié les relations internationales. Puis il a décidé de devenir journaliste. Le prix Pulitzer lui a été remis en 2018 pour son enquête parue dans le New Yorker sur les accusations sexuelles contre le producteur Harvey Weinstein. Et il n’a que 31 ans.
Son nom vous dit quelque chose ? Oui, Farrow, comme Mia. Il est le fils de l’actrice (et le petit-fils de celle qui joue Jane dans le Tarzan de Johnny Weissmuller). Son père s’appelle Woody Allen, à moins que ce ne soit « possibly » Frank Sinatra, selon une méchante rumeur. Cela n’a pas dû être facile tous les jours pour ce jeune homme qui a pris le parti de sa mère, lorsque le réalisateur de Manhattan s’est installé avec sa fille adoptive Soon- Yi. Ronan Farrow est un bel exemple de résilience, diraient les « psys ». Et un surdoué.