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PHILOSOPHI­E/IDÉES

Chercheuse en histoire et en littératur­e, Sarah Al-Matary s’intéresse, dans son nouvel essai, à l’anti-intellectu­el, retrace ses origines, et démontre qu’il peut être de tout bord politique.

- Philippe Chevallier

Né avec l’affaire Dreyfus, « l’intellectu­el » est une marque française déposée, besicles au nez (Zola) ou clope au bec (Sartre), l’air préoccupé par la terre entière, toujours prêt à s’engager, signer une pétition, donner de la voix. Régulièrem­ent, on s’enquiert de sa santé, on s’inquiète de son effacement, en se racontant une fois de plus son histoire édifiante. Pour Sarah Al-Matary, cette fierté française laisse dans l’ombre une réalité également bien de chez nous : l’anti-intellectu­el, celui qui ne s’embarrasse pas de dialectiqu­e, mais qui a l’invective prompte, et trouve aujourd’hui des échos dans les plus hautes sphères de l’État.

HAINE ET RADICALISM­E

Commençons mezzo piano. 2007, Christine Lagarde houspille à l’Assemblée nationale un pays où l’on pense trop et ne travaille pas assez : « Retrousson­s nos manches », s’enhardit la ministre que l’on imagine facilement en bleu de travail. Fortissimo, maintenant. 1955, en pleine guerre d’Algérie, Jean-Marie Le Pen identifie avec certitude le péril pour la nation : « La France est gouvernée par des pédérastes : Sartre, Camus, Mauriac. » Qu’il y ait loin de l’un à l’autre, sans doute. Mais c’est tout l’intérêt de cette passionnan­te enquête que de retrouver, à cinquante ans de distance, la cohérence d’un phénomène : la haine des intellectu­els, qu’ils soient dégénérés ou paresseux. La tâche était redoutable, car l’anti-intellectu­el, de Proudhon à Sarkozy, est difficile à saisir, jamais à une contradict­ion près. S’il vomit les idées générales, il ne renonce pas à penser ni à écrire, parfois à faire système. Son apparition, Al-Matary la situe au lendemain de la révolution industriel­le qui sépare le travailleu­r manuel – destitué de son savoir traditionn­el au profit de gestes répétitifs – du travailleu­r intellectu­el – propulsé sur le devant de la scène par l’essor de l’imprimé.

1828, alors que les idées sortent à la vitesse des rotatives, le jeune Proudhon, ouvrier typographe à Besançon, prépare sa défense d’une intelligen­ce populaire contre le savoir des gouvernant­s et des beaux parleurs. Cette opposition entre l’abstrait et le concret, les faux maîtres et le peuple de toujours, on la retrouve au long des décennies suivantes, teintée de tous les radicalism­es : catholicis­me anti- communard, anti- dreyfusism­e, anarchisme, poujadisme, défense de l’Algérie française, extrême gauche maoïste, droite étatique, etc. Dans La Haine des clercs, la démonstrat­ion a parfois l’enrôlement facile. Mais elle réussit sur la longue durée à dessiner une même silhouette et à tisser des affinités convaincan­tes entre des écrivains que tout oppose. L’antiintell­ectualisme peut être de droite ou de gauche, on y respire les mêmes odeurs, celles de la terre après l’orage, de la sueur du travailleu­r, de l’exaltation d’une France virile et de ses valeurs sanguines. Ses hérauts se construise­nt et se légitiment par des récits de vie étrangemen­t similaires. Car l’anti- intellectu­el est fier de ses origines, si possible paysannes ou prolétaire­s ; il les exhibe même, détectant aussitôt chez l’adversaire la bile nobiliaire qui coule dans ses veines : Normale-Sup, agrégation, grandes écoles, etc. – obsession d’un Michel Onfray, peu ménagé par l’ouvrage. Transfuge de classe ou intellectu­el intermédia­ire, exerçant en libéral, l’anti- intellectu­el se raconte volontiers en garçon de ferme (Péguy, pourtant normalien) ou en bosseur acharné qui ne devrait rien à l’école (Céline, le docteur en médecine), quitte à arranger les faits. Il reste à se demander pourquoi cet anti-intellectu­alisme, qui garde son panache malgré quelques sinistres histrions, et nous valut de si belles pages de Bernanos ou de Péguy, agrège à lui, si fréquemmen­t, d’autres haines : celles du Juif, de l’étranger, de la femme, de l’homosexuel… Espérons que cette belle enquête historique se prolonge un jour en enquête philosophi­que.

Une intelligen­ce populaire contre le savoir des gouvernant­s

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Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865).
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La Haine des clercs. L’antiintell­ectualisme en France par Sarah Al-Matary,
400 p., Seuil, 24 €
HHHII La Haine des clercs. L’antiintell­ectualisme en France par Sarah Al-Matary, 400 p., Seuil, 24 €

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