PHILOSOPHIE/IDÉES
Chercheuse en histoire et en littérature, Sarah Al-Matary s’intéresse, dans son nouvel essai, à l’anti-intellectuel, retrace ses origines, et démontre qu’il peut être de tout bord politique.
Né avec l’affaire Dreyfus, « l’intellectuel » est une marque française déposée, besicles au nez (Zola) ou clope au bec (Sartre), l’air préoccupé par la terre entière, toujours prêt à s’engager, signer une pétition, donner de la voix. Régulièrement, on s’enquiert de sa santé, on s’inquiète de son effacement, en se racontant une fois de plus son histoire édifiante. Pour Sarah Al-Matary, cette fierté française laisse dans l’ombre une réalité également bien de chez nous : l’anti-intellectuel, celui qui ne s’embarrasse pas de dialectique, mais qui a l’invective prompte, et trouve aujourd’hui des échos dans les plus hautes sphères de l’État.
HAINE ET RADICALISME
Commençons mezzo piano. 2007, Christine Lagarde houspille à l’Assemblée nationale un pays où l’on pense trop et ne travaille pas assez : « Retroussons nos manches », s’enhardit la ministre que l’on imagine facilement en bleu de travail. Fortissimo, maintenant. 1955, en pleine guerre d’Algérie, Jean-Marie Le Pen identifie avec certitude le péril pour la nation : « La France est gouvernée par des pédérastes : Sartre, Camus, Mauriac. » Qu’il y ait loin de l’un à l’autre, sans doute. Mais c’est tout l’intérêt de cette passionnante enquête que de retrouver, à cinquante ans de distance, la cohérence d’un phénomène : la haine des intellectuels, qu’ils soient dégénérés ou paresseux. La tâche était redoutable, car l’anti-intellectuel, de Proudhon à Sarkozy, est difficile à saisir, jamais à une contradiction près. S’il vomit les idées générales, il ne renonce pas à penser ni à écrire, parfois à faire système. Son apparition, Al-Matary la situe au lendemain de la révolution industrielle qui sépare le travailleur manuel – destitué de son savoir traditionnel au profit de gestes répétitifs – du travailleur intellectuel – propulsé sur le devant de la scène par l’essor de l’imprimé.
1828, alors que les idées sortent à la vitesse des rotatives, le jeune Proudhon, ouvrier typographe à Besançon, prépare sa défense d’une intelligence populaire contre le savoir des gouvernants et des beaux parleurs. Cette opposition entre l’abstrait et le concret, les faux maîtres et le peuple de toujours, on la retrouve au long des décennies suivantes, teintée de tous les radicalismes : catholicisme anti- communard, anti- dreyfusisme, anarchisme, poujadisme, défense de l’Algérie française, extrême gauche maoïste, droite étatique, etc. Dans La Haine des clercs, la démonstration a parfois l’enrôlement facile. Mais elle réussit sur la longue durée à dessiner une même silhouette et à tisser des affinités convaincantes entre des écrivains que tout oppose. L’antiintellectualisme peut être de droite ou de gauche, on y respire les mêmes odeurs, celles de la terre après l’orage, de la sueur du travailleur, de l’exaltation d’une France virile et de ses valeurs sanguines. Ses hérauts se construisent et se légitiment par des récits de vie étrangement similaires. Car l’anti- intellectuel est fier de ses origines, si possible paysannes ou prolétaires ; il les exhibe même, détectant aussitôt chez l’adversaire la bile nobiliaire qui coule dans ses veines : Normale-Sup, agrégation, grandes écoles, etc. – obsession d’un Michel Onfray, peu ménagé par l’ouvrage. Transfuge de classe ou intellectuel intermédiaire, exerçant en libéral, l’anti- intellectuel se raconte volontiers en garçon de ferme (Péguy, pourtant normalien) ou en bosseur acharné qui ne devrait rien à l’école (Céline, le docteur en médecine), quitte à arranger les faits. Il reste à se demander pourquoi cet anti-intellectualisme, qui garde son panache malgré quelques sinistres histrions, et nous valut de si belles pages de Bernanos ou de Péguy, agrège à lui, si fréquemment, d’autres haines : celles du Juif, de l’étranger, de la femme, de l’homosexuel… Espérons que cette belle enquête historique se prolonge un jour en enquête philosophique.
Une intelligence populaire contre le savoir des gouvernants