RÉTRO-LISEUR
Dans une vaste enquête mêlant portraits, interviews et analyses, Pierre Assouline s’interroge sur la cohabitation, parfois difficile, entre la procréation et la création littéraire. Entre la vie de père ou mère de famille et l’activité d’écrivain.
La société n’attend pas d’un écrivain qu’il soit bon père de famille, comme tout le monde. Elle exige du génie. Que l’un s’exerce au détriment de l’autre, il ne lui en sera pas tenu rigueur. Pas trop. Au nom du talent, dans la tradition romantique où nous vivons encore, il lui sera beaucoup pardonné. Même de choisir la création à l’exclusion de la procréation.
Certains en conçoivent du remords, d’autres pas. Certains donnent plus d’importance à leur progéniture qu’à leur oeuvre littéraire. D’autres n’imaginent même pas que la paternité ou la maternité puissent être compatibles avec les plus hautes exigences de l’écriture. Question d’époque, de moeurs, de sexe, de formation. Et d’éthique. […]
Sans prétendre dresser une improbable typologie des attitudes face au dilemme création/procréation, on peut observer différentes catégories. Il y a le remords. Celui d’Antoine Blondin, père d’Anne et Laurence, nées d’un premier mariage, et cinq fois grand-père. […] Il y a l’absence de remords. Celle de Jean-Jacques Rousseau, chantre de l’éducation, qui plaça successivement ses cinq nouveau-nés à l’hospice des enfants trouvés. […] Il y a ceux pour qui les enfants comptent d’autant plus qu’ils vivent en marge des grandes métropoles, de leur agitation, de leur société et des contraintes “mondaines” qui pèsent sur les écrivains. Ils ont choisi de vivre en famille et à l’écart, Philippe Djian en Toscane, Alexandre Soljenitsyne dans le Vermont, ou encore Stephen King dans le Maine. Il y a ceux que la naissance d’un enfant bouleverse au point d’interrompre durablement un roman en cours. Ce fut le cas de Tahar Ben Jelloun plongé dans l’écriture des Yeux baissés […].
Il y a enfin ceux qui ne veulent surtout pas d’enfants. Ceux-là contresigneraient volontiers quelques passages des lettres de Flaubert à Louise Colet : “Moi, un fils ! Oh ! non, non, plutôt crever dans un ruisseau écrasé par un omnibus” […] Pas plus que Cioran dont on peut glaner quelques aphorismes bien sentis au fil des recueils : “Avoir commis tous les crimes hormis celui d’être père.” »