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Le sens de la formule

- PHILIPPE DELERM

Le silence laborieux d’une préparatio­n contre la facilité mercantile

Est-ce que ça vient trop tard ? En tout cas, bien après la salve des félicitati­ons qui ont accompagné les premières bouchées. Un presque silence masticatoi­re et dédié à la déglutitio­n a suivi, avec des hochements de tête approbatif­s et quelques « mm » discrèteme­nt voluptueux. Et puis voilà. Tu me donneras la recette ! L’intonation est plus exclamativ­e qu’interrogat­ive. Il faut absolument que tu me donnes la recette ! En quelques mots, l’équilibre des rôles est bousculé. Les compliment­s qui ont précédé semblent tout à coup dérisoires. Trop dithyrambi­ques, sans doute, mais surtout d’une immédiatet­é beaucoup trop formelle et systématiq­ue. Ils apparaisse­nt, après coup, comme une espèce de carte bancaire de la politesse.

Tu me donneras la recette installe tellement autre chose. Le futur de tu me donneras est d’une complicité délicieuse et légèrement perverse. Nous aurons ensemble des mots d’arrière-cuisine, de solitude à deux dès ce soir, ou lors d’une toute prochaine fois. Nous nous connaisson­s si bien. Je n’ai pas besoin de te tresser des louanges hyperboliq­ues. Mon témoignage n’est pas un usage social, il s’inscrit déjà dans la réalité de ma vie future. Je souhaite seulement faire aussi bien que toi, apporter autant de bonheur avec du temps donné. Car c’est cela, une recette. Le temps contre l’argent, le silence laborieux d’une préparatio­n contre la facilité mercantile. En disant tu me donneras la recette, je fais beaucoup plus que te flatter : je te prends

pour modèle de la conviviali­té. Je ne chercherai pas à surprendre, mais humblement à imiter ta générosité. Certes, ce n’est pas une lutte, mais les autres convives se sentent dépassés. Ils pensaient avoir mis très haut la barre en manifestan­t rapidement leur enthousias­me. Et voilà qu’une petite phrase incidente jetée sur le tard, parfois la bouche pleine, en dit bien davantage. Réclamer à leur tour la recette serait d’un panurgisme indécent. Et puis, ils le sentent bien, ils n’ont pas tout à fait le même statut. Car il ne s’agit pas seulement de recette, mais de proximité dans l’amitié, de passé partagé, de confidence­s anciennes échangées qui, pour le coup, n’ont rien à voir avec ce qui se mange.

Ou plutôt, c’est que manger ensemble chez quelqu’un est une cérémonie complexe, que tous les « très simplement, à la fortune du pot » n’allègent en rien. C’est le contraire. En pénétrant l’intimité, vous affinez les codes, en approchant, vous dessinez les frontières de l’éloignemen­t. Il y a, bien sûr, une forme de jalousie, d’exclusivit­é revendiqué­e dans tu me donneras la recette. Selon les cas, on pourra les trouver sereines ou légèrement pitoyables. Mais un cercle d’amis est une géométrie fragile, où les mots les plus lourds sont bien souvent les plus légers. Ils ne tombent pas au hasard, dictés par une sorte de tempo que l’on ne choisit pas, mais qui nous mène, et monte avec le soir, un peu d’alcool, la fatigue se mêlant à l’enjouement. C’est vrai pour les desserts et c’est vrai pour la vie. Tu me donneras la recette !

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