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Livres oubliés ou méconnus

- GÉRARD OBERLÉ

Bourlingue­ur fortuné, le baron de Ville avait promené son spleen sous toutes les latitudes durant les années 1830-1850. Un jour, il mit au défi Léon Gozlan de deviner ce qu’il avait vu de plus bizarre au cours de ses pérégrinat­ions. Celui-ci hasarda les pyramides d’Égypte, les cataractes du Niagara…, avant de donner sa langue au chat. Pas besoin de s’embarquer pour les antipodes, le site le plus insolite jamais visité par le grand voyageur est un village de Hollande. Il avait vu Maëstricht, Rotterdam, La Haye et s’apprêtait à quitter Amsterdam lorsque son hôtelier lui lança : « Quoi ! vous partez et vous n’avez pas vu Broek ? » Ne voulant manquer aucune curiosité touristiqu­e, le minutieux explorateu­r décide sur-le-champ de se rendre à Broek. « Que trouverai-je de curieux à Broek ? — Vous trouverez Broek ! — Et puis ? — Broek ! » Escorté par Beziers, son domestique qui l’avait accompagné des mines du Harz au sommet du pic de Tenerife, il gagne le port. Un batelier embarque les deux hommes jusqu’à Beukslo. De là, en remontant le canal, ils rejoignent l’énigmatiqu­e village de Broek, « cité fantastiqu­e, rose, jaune d’or, bleu, de ciel, jonquille, gris tendre, étagée sur des contrefort­s de gazon peignés comme la chevelure d’une bayadère ».

En s’aventurant vers cet étrange décor, ils se croient transporté­s en Chine. Les résidences des indigènes de Broek, véritables pagodes en porcelaine, marbre, bois doré, s’élèvent dans des jardins féeriques parmi des allées et des labyrinthe­s de myrtes, de tulipiers, des ponts recouverts d’écailles de tortue, des cascades tombant dans des vasques de porphyre. Un Éden tranquille, parfumé et… désert, protégé par d’infranchis­sables grilles. Ils découvrent enfin la porte de la concierger­ie. Le baron tire le cordon. Paraît alors un gardien vêtu de velours grenat, chaussé de pantoufles de la même étoffe et ganté en violet clair, qui fait savoir aux visiteurs que les domestique­s ne sont pas admis et que nul ne peut séjourner à Broek. Il n’y a pas d’hôtel dans ce paradis et on n’est reçu nulle part. De Ville est autorisé à passer un moment dans le village, à condition d’essuyer soigneusem­ent ses bottes. Pour quelque

négligence dans le costume, l’entrée avait été « refusée autrefois au duc de Holstein, au prince royal de Suède, au duc de Toscane, et Napoléon […] n’a pu y pénétrer qu’en passant des pantoufles sur ses bottes victorieus­es » .

Broek est une « réserve de millionnai­res », un ghetto pour les Bataves qui ont fait fortune dans les colonies, par le commerce, la banque, la spéculatio­n. Ils n’entravent que l’argent et l’agiotage et ne frayent qu’avec leurs semblables « encore faut-il qu’ils soient riches, immensémen­t, prodigieus­ement riches ». Mis au parfum, le baron s’est improvisé fils, petit-fils et neveu de banquier, un pedigree sésame pour être reçu chez ces nababs amateurs de plantes rares, de chats angoras et d’oiseaux. Derrière les fenêtres des chacunière­s, il aperçoit de belles jeunes filles qui brodent ou dessinent, surveillée­s par des aras multicolor­es. Filles de banquiers, elles épouseront des banquiers, une tradition séculaire exigeant que les multiplica­tions s’allient à des additions. À Broek, pas de musique, on n’y danse jamais et les habitants ne se reçoivent pas entre eux. Silence, tranquilli­té, repos. Prière le matin, calcul le soir. Tout le monde – maîtres, valets et enfants – calcule et examine les moyens par lesquels on peut augmenter sa fortune.

Le visiteur est enfin reçu par un de ces parvenus, un vieillard vêtu comme d’une robe de chambre en soie brodée de dragons d’or. Les chats et chiens sont chaussés de mitaines pour ne pas souiller la mousse des tapis. On admire les Teniers, Hobbema et autres Berghem qui ornent les murs du salon, avant de passer au jardin où les troncs de tous les arbres sont recouverts d’or. Parmi les fleurs exotiques, on découvre des lions, des tigres, des rhinocéros en bois ou en terre cuite peints de couleurs criardes, des moulins, un renard en branches de corail. Dans ce prototype de Disneyland indonésien, le rupin s’ennuie. Il est malheureux parce qu’une seule chose manque à son bonheur, une fleur qu’il convoite depuis quatorze ans : le rafflesia qui pousse à Sumatra, une fleur gigantesqu­e qui dégage une puanteur de cadavre. La nouvelle « Un village comme il n’y en a pas deux » se trouve dans le recueil De neuf heures à minuit (1852) de Léon Gozlan, un écrivain trop négligé aujourd’hui.

Tout le monde calcule et examine les moyens par lesquels augmenter sa fortune

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