Le jambon de Nev’York et le snobisme anglomane
À la fin du XIXe siècle, l’aristocratie et la grande bourgeoisie françaises adoptent un style de vie anglophile, voire anglomane. Maîtriser l’anglais est un marqueur social symbolique qui manifeste tant la vanité et le snobisme (un anglicisme, soit dit en passant) de ceux qui en font étalage que la supériorité de ceux qui, comme Swann ou Saint- Loup, portent avec discrétion ces signes de distinction. Et plus l’on descend dans l’échelle sociale, plus la connaissance des choses anglaises devient approximative. Le Narrateur, alors qu’il voit en Françoise, la cuisinière, une sorte de Michel-Ange dans l’ordre culinaire, souligne avec condescendance l’erreur de cette dernière lorsqu’elle passe commande à sa fille de cuisine : « Allez me chercher du jambon de chez Olida. Madame m’a bien recommandé que ce soit du Nev’York. » Françoise, commente-t-il, est incapable d’imaginer que l’anglais est assez riche pour « qu’il pût exister à la fois York et New York ». Bien qu’ayant la mise d’un Saint-Loup ou d’un Swann, le Narrateur n’est pourtant pas très à l’aise avec l’anglais qu’il ignorait encore à cette époque. Ainsi, lorsque Odette, ancienne cocotte « livrée, presque enfant […] à un riche Anglais » se met à parler dans cette langue à sa fille Gilberte, c’est comme si « un génie malfaisant avait emmené loin de [lui son] amie ». À Balbec, il note que son ami Bloch, issu de la moyenne bourgeoisie juive de Paris, croit « évidemment qu’en Angleterre, non seulement tous les individus du sexe mâle sont lords, mais encore que la lettre I s’y prononce “aï” » . Bloch se ridiculise malgré lui en parlant des « Stones of Venaïce » de « Lord » John Ruskin ou de « laïft », le Narrateur ne pouvant que blesser l’amour-propre de son ami lorsque, par inadvertance, il prononce correctement le mot « lift ».