Le « Proust anglais »
La Ronde de la musique du temps, cycle romanesque en 12 volumes, demeure la grande oeuvre d’Anthony Powell. La réédition en poche des trois premiers tomes offre l’occasion de redécouvrir l’humour et l’acuité de son regard sur la upper middle class britann
Àl’origine du titre de la célèbre fresque d’Anthony Powell, il y a un tableau de Nicolas Poussin, La Danse de la vie humaine. Réalisée entre 1633 et 1634, la peinture représente les Saisons dansant au son d’une lyre. « Cette image du Temps amenait la pensée de la mortalité : celle des êtres humains, tournés vers l’extérieur comme les Saisons, se tenant par la main et exécutant un pas compliqué, lentement, méthodiquement, avec parfois un rien de gaucherie, au rythme d’évolutions qui prennent une forme reconnaissable. Ou bien se lançant dans des rondes apparemment dénuées de sens […] : incapables de contrôler la mélodie, incapables peut-être de contrôler les pas de danse », écrit l’auteur au début d’Une question d’éducation, premier tome de son cycle romanesque, qui se déroule dans l’entre-deux-guerres.
près leurs expressions, leurs attitudes, il aura une chance de réussir à écrire la vie.
Cette profondeur du regard de Powell, la prodigieuse qualité de ses descriptions sont centrales pour comprendre son oeuvre. Ainsi en est-il des camarades de classe du narrateur, Jenkins, Templer et Stringham – il « était grand et brun, et ressemblait un peu à l’un de ces jeunes gens en fraise, compassés et tristes, et dont les longues jambes occupent tant de place dans les portraits du e siècle » . Sans xvi oublier l’oncle Giles, ancien militaire extravagant au mode de vie dissolu, qui ne se préoccupe que de lui-même. Bien que le narrateur soit clairement le double littéraire de Powell – l’école qu’il décrit dans Une question d’éducation étant inspirée de l’Eton College, où il fit ses études –, les 12 romans de La Ronde de la musique du temps sont entièrement consacrés à l’observation des autres. Et c’est là où la comparaison avec Proust vacille : certes, l’ampleur de la fresque et l’évocation récurrente du temps évoquent À la recherche du temps perdu, mais Powell accorde une bien moindre importance, si ce n’est aucune, à l’introspection. Et son humour pincesans-rire, souvent comparé à celui d’un P.G. Wodehouse ou d’un Evelyn Waugh, l’éloigne totalement de l’écrivain français.
Cependant, Powell saisit une société bourgeoise en voie de disparition. Une ambition qui lui valut bien des critiques de ses contemporains. Pour le lecteur d’aujourd’hui, en revanche, c’est un monde formidable qui s’offre à lui : les farces et les petites combines des brillants et facétieux pensionnaires de la prestigieuse public school, l’éducation sentimentale des jeunes gens de la bonne société, les revers de fortune des nantis, ou encore la réussite imprévisible de l’inénarrable Widmerpool. Soyons clairs, on ne lit pas Powell pour l’intrigue. Mais pour le mélange irrésistible d’élégance et d’irrespect, la gourmandise des détails, l’art du portrait, de la conversation et de l’anecdote, qui rendent sa Ronde de la musique du temps éternellement indémodable.