PÊCHES MIRACULEUSES
Au menu : un trio d’âmes singulières pêchées dans mon filet mensuel à provisions. Remontons le temps. Félix Fénéon (1861-1944) fut un critique littéraire visionnaire, doublé d’un critique d’art aux goûts sûrs. Mais on se souvient surtout du journaliste qui aimait résumer un fait divers en trois lignes. Un exercice qu’il effectua au Matin pendant la majeure partie de l’année 1906. Félix Fénéon prouvait en cela qu’il est possible de tirer la substantifique moelle de n’importe quel « chien écrasé ». Fénéon était un homme à la Duchamp, oscillant sans cesse entre saillies au rasoir et laconisme cruel. Ses Nouvelles en trois lignes, qu’admiraient les surréalistes, furent rassemblées après la disparition de son énigmatique auteur. Les voici à nouveau publiées, tel un inoxydable petit trésor littéraire qu’aucune mode ne semble être en mesure d’enterrer. Exemple tiré de ses fameux haïkus à l’humour très noir : « M. Abel Bonnard, de VilleneuveSaint-Georges, qui jouait au billard, s’est crevé l’oeil gauche en tombant sur sa queue. » Concis et imparable.
Seconde prise : Roland Topor (1938-1997), artiste à tout faire (et bien) – peintre, dessinateur, écrivain, dramaturge, poète, chansonnier, cinéaste, acteur, photographe, pilier de comptoir au rire tonitruant. Ses Mémoires d’un vieux con, longtemps introuvables, réapparaissent, et c’est l’assurance d’être propulsé avec bonheur sur la planète Topor. Son « vieux con », d’origine luxembourgeoise, est un type qui en a vu, comme tous les cons, au point
de se persuader d’avoir fait le siècle. D’être le siècle à lui tout seul. Il a tutoyé Degas, Picasso, Gertrude Stein, Lénine, le docteur Petiot, Einstein, Simenon, de Gaulle et qui sais-je encore. Il évoque tous ces gens fameux « aussi familièrement que des soucoupes volantes » , comme Ned Rorem parlait d’Opium de Jean Cocteau. Sous l’absurde passe une mise en boîte, ou plutôt une mise en bouteille, d’un siècle énorme de création. Avec cette interrogation sous-jacente : et si tout ce fatras incompréhensible qu’on nomme avec quelque grandiloquence « l’Histoire » n’était, en définitive, qu’une farce très bête ?
Puis voici s’avancer en toute majesté le poète et mathématicien chilien Nicanor Parra ( 1914- 2018), une révélation magnifique. Il nous offre ses Poèmes et Antipoèmes aux mots simples, déroulés comme des incantations, soliloques ironiques au bord d’un chemin de paroles d’enfants, adresses sensibles aux mortels qui ont grand besoin des mots du poète pour éclairer légèrement leurs nuits sans fin. « Puisque la vie de l’homme n’est rien qu’une action à distance, /Un peu d’écume qui brille au fond d’un verre ;/Puisque les arbres ne sont rien d’autres que des meubles qui bougent… »