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Comme il faut 1979

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Ce que Maman dit se noie dans le grondement grisâtre du bus qui, en repartant, laisse apparaître un pub baptisé Renart et Mâtins. L’enseigne montre trois beagles qui encerclent un renard. Ils sont sur le point de bondir et de le réduire en charpie. Une plaque située juste en dessous indique westwood road. Les barons et baronnes sont censés être riches : moi, je m’attendais à voir des piscines et des Lamborghin­i, mais non : Westwood Road est une rue comme une autre. Il y a de bêtes maisons ou pavillons jumelés en briques avec un jardinet sur le devant et une bête voiture. Le ciel humide a une couleur de vieux mouchoir. Sept pies s’envolent devant nous. Sept, c’est un bon chiffre. Le visage de Maman est à quelques centimètre­s du mien, mais je ne sais pas si elle est énervée ou inquiète. « Nathan ? Tu m’écoutes, au moins ? » Maman s’est maquillée aujourd’hui. « Lilas du matin », c’est le nom de la couleur de son rouge à lèvres, bien que ça sente plus le bâton de colle Uhu que le lilas. Comme le visage de maman est toujours là, je demande : « Quoi ?

— On dit “comment” ou “pardon”, pas “quoi”.

— D’accord », réponds-je, et souvent, ça marche. Mais pas aujourd’hui. « Qu’est- ce que je viens de t’expliquer ?

— Qu’on dit “comment” ou “pardon”, pas “quoi”.

— Non, avant ! Je te disais que si on te pose la question, tu répondras que nous sommes venus en taxi. — Je croyais que ce n’était pas bien de mentir. — Mentir », répond Maman qui fouille dans son sac à main et ressort l’enveloppe sur laquelle elle a noté le chemin, « non, ce n’est pas bien ; mais il faut savoir faire bonne impression. Si ton père versait son dû, nous serions vraiment venus en taxi. Bon, alors… » Maman plisse les yeux devant l’enveloppe.

« Slade Alley part à peu près du milieu de Westwood Road… »

Elle regarde sa montre.

« Bien, il est moins dix, et nous sommes attendus à trois heures. Allez, hop ! On accélère. » Maman part.

Je la suis, en évitant de marcher sur les traits. Parfois, je dois deviner où ils sont, car le trottoir est barbouillé de feuilles mortes en bouillie. À un moment donné, j’ai dû m’écarter du chemin d’un type aux poings énormes qui trottinait en jogging noir et orange. Noir et orange, ce sont les couleurs de l’équipe de Wolverhamp­ton. Des baies bien rouges pendent aux branches de ce sorbier des oiseleurs. J’ai envie de les compter, mais le clip-clop-clip-clop des talons de maman m’entraîne dans son sillage. Elle a acheté ces chaussures en soldes chez John Lewis avec le restant de sa bourse de l’Académie royale de musique, alors qu’elle a reçu une mise en demeure pour la facture de téléphone. Elle a mis sa tenue de concert et planté dans son chignon son épingle à cheveux en argent, une tête de renard. Son père la lui avait rapportée de Hong Kong après la Seconde Guerre mondiale. À la maison, quand Maman donne un cours et que je dois me faire tout petit, je m’assois parfois à sa coiffeuse et sors le renard. Il a des yeux en jade ; certains jours, il sourit, et d’autres, non. Je ne me sens pas très costaud aujourd’hui, mais le Valium devrait faire effet rapidement. Le Valium, c’est super. J’en ai avalé deux. Il faudra que j’en prenne un peu moins la semaine prochaine, sinon Maman va s’apercevoir que sa réserve diminue. Ma veste en tweed me gratte. Maman est allée la trouver chez Emmaüs pour aujourd’hui. Et le noeud papillon, aussi. Maman fait un peu de bénévolat le lundi parce que les meilleurs trucs que les gens ont déposés le samedi ne sont pas encore partis. Si Gaz Ingram ou quelqu’un de sa bande me voit avec ce noeud papillon, alors il y aura une crotte dans mon casier à l’école, c’est sûr. Maman dit qu’il faut que j’apprenne à me « fondre dans le décor » , mais c’est bien le problème : ça ne s’apprend pas – j’ai même cherché sur le panneau d’informatio­n de la bibliothèq­ue municipale. En revanche, il y a une pub pour le club Donjons et Dragons : j’ai toujours voulu y aller, mais Maman ne veut pas, elle dit que c’est flirter avec les forces occultes. Par la fenêtre d’une façade, je vois une course de chevaux. C’est l’émission Tribune sur BBC1. Les trois fenêtres suivantes ont des voilures, mais ensuite je vois une télé branchée sur un match de catch. Giant Haystacks le gros méchant poilu, affronte Big Daddy le gentil chauve, sur ITV. Huit maisons plus loin, il y a Godzilla sur BBC2. Godzilla renverse un pylône, et un pompier japonais au visage suant hurle dans le micro de son émetteur radio. Et puis voilà que Godzilla attrape un train, ce qui est impossible, car les amphibiens n’ont pas de pouces. À moins que ce soit comme pour les pandas, qui n’ont pas vraiment de pouce, mais plutôt une sorte d’ergot évolué. Peut-être que…

Le ciel humide a une couleur de vieux mouchoir. Sept pies s’envolent devant nous. Sept, c’est un bon chiffre

« Nathan ! » Maman m’a saisi le poignet. « Il me semble t’avoir demandé quelque chose… ? » Je revérifie. « “Allez, hop ! On accélère.”

— Alors tu peux me dire ce que tu es en train de faire ?

— Je pense aux pouces de Godzilla. » Maman ferme les yeux.

« Lady Grayer m’a convié – nous a conviés – à une réception musicale. Il y aura des gens pour qui la musique compte. Des gens du ministère de la Culture, des gens qui attribuent des postes et des bourses. »

Ces minuscules veines rouges dans les yeux de Maman, on dirait des rivières photograph­iées de très haut dans le ciel.

« J’aurais préféré que tu restes à la maison à jouer avec ta maquette de la bataille des Boers, mais Lady Grayer a insisté pour que tu viennes… Il faudra que tu te comportes normalemen­t. C’est d’accord ? Pense au garçon le plus normal de ta classe et imite-le. »

Se comporter normalemen­t, c’est la même chose que se fondre dans le décor.

« Je vais essayer. Mais on dit la guerre des Boers, pas la bataille. Ta bague me rentre dans le poignet. » Maman me le lâche. Ça va mieux.

Je ne comprends pas ce que dit son visage.

Slade Alley est la ruelle la plus étroite que j’aie jamais vue. Elle part d’entre deux maisons, puis après une trentaine de pas, elle vire sur la gauche. Qu’un clochard se soit installé dans un abri en carton, j’arrive à l’imaginer, mais que des nobles vivent ici, non.

« La grande entrée se trouve sans doute de l’autre côté, pense tout haut Maman. Slade House n’est qu’un pied-à-terre. Leur vraie demeure est située dans le Cambridges­hire. »

Si j’avais reçu cinquante pence à chaque fois que Maman avait prononcé cette phrase, j’en serais à trois livres cinquante. Dans cette ruelle, il fait aussi froid et humide que dans la grotte de White Scar, dans le parc naturel de Yorkshire Dales. Papa m’y avait emmené quand j’avais dix ans. Au premier recoin de la ruelle, un chat mort est étendu par terre. Il est gris comme le sol lunaire. Je sais qu’il est mort parce qu’il est aussi immobile qu’un sac abandonné et que de grosses mouches boivent à ses yeux. Comment est-ce qu’il est mort ? Il n’y a ni trace de balle ni marques de crocs, mais il a la tête de traviole : peut-être qu’un tueur de chat l’a étranglé. La scène rentre directemen­t dans le top cinq de ma liste des plus belles choses vues dans ma vie. Peut-être qu’il y a une tribu en Papouasie-Nouvelle-Guinée dans laquelle on pense que le bourdonnem­ent des mouches est une musique. Peut-être que chez eux, je saurais m’intégrer.

« Viens, Nathan. »

Maman me tire par la manche.

Je lui demande : « On ne devrait pas l’enterrer ? Comme pour Papi ?

— Non. Les chats ne sont pas des humains. Allez, avance.

— On ne devrait pas avertir le propriétai­re que son chat ne rentrera pas ?

— Ah oui, et comment ? Tu vas le ramasser puis toquer à toutes les portes ? “Excusez-moi, il est à vous ce chat ?” » Maman a de bonnes idées, parfois.

« Ça prendrait un peu de temps, mais… — Certaineme­nt pas, Nathan : Lady Grayer nous attend.

— Les corbeaux vont lui arracher les yeux, si on ne l’enterre pas.

— Comment veux-tu, sans pelle ni jardin ?

— Une pelle et un jardin, Lady Grayer doit bien avoir ça. »

Maman ferme à nouveau les paupières. Peut-être que c’est une migraine.

« Le sujet est clos. »

Elle me traîne par la main. La partie centrale de Slade Alley doit mesurer cinq maisons de long, mais elle est prise entre deux murs de briques si haut qu’on ne voit rien. Sauf le ciel.

« Ouvre l’oeil : il est censé y avoir une porte en métal sur le mur de droite. »

Nous traversons la section centrale : elle fait pile quatre-vingt-dix pas, il y a des chardons et des pissenlits qui poussent entre les fissures, mais il n’y a pas de porte. À l’autre bout, la ruelle part sur la droite, et une vingtaine de pas plus loin, nous débouchons sur

Elle n’a ni poignée ni serrure, et il n’y a pas d’espace entre elle et le mur. Elle est noire, noire comme le rien, comme le vide entre les étoiles

la rue parallèle à Westwood Road. L’écriteau indique cranbury avenue. En face, une ambulance de la Protection civile. Quelqu’un a écrit lavez-moi sur la crasse au-dessus de la roue arrière. Le chauffeur a le nez cassé ; il parle dans un émetteur radio. Un mod sorti tout droit du film Quadrophen­ia passe en scooter devant nous sans casque sur le crâne.

« Il est interdit de rouler sans casque, dis-je. — Incompréhe­nsible, fait Maman, les yeux rivés sur son enveloppe.

— À moins d’être sikh et d’avoir un turban. Dans ce cas, la police…

— “Une petite porte noire en métal” : comment on a pu la rater, enfin ? »

J’ai bien une idée : à moi, le Valium fait l’effet de la potion magique d’Astérix, mais Maman, elle, ça l’abrutit. Hier, elle m’a appelé Frank – c’est le prénom de Papa – sans s’en rendre compte. Elle a deux ordonnance­s de deux docteurs différents, parce qu’une ne suffit pas, mais…

À quelques centimètre­s de moi, un chien a aboyé : j’ai crié, sauté en arrière de panique et me suis un peu fait pipi dessus, mais tout va bien, tout va bien, il est derrière la grille, et ce n’est qu’un roquet, ce n’est pas un bullmastif­f, ce n’est pas ce chien-là, et ce sont juste quelques gouttes. N’empêche que j’ai le coeur qui bat à tout berzingue et une envie de vomir. Maman, qui s’est avancée dans Cranbury Avenue afin de chercher le portail d’une grande maison, n’a même pas vu pour le roquet. Un chauve en combinaiso­n marche vers nous un seau à la main et un escabeau. Il sifflote la musique de la publicité Coca-Cola.

Maman se plante devant lui : « Excusez-moi, vous connaissez Slade House ? »

Le siffloteme­nt et le type s’arrêtent.

« Si je connais quoi ?

— Slade House. La demeure de Lady Norah Grayer. — ’ Connais pas, mais si vous voyez la duchesse et que la revanche du prolétaria­t sur la bourgeoisi­e ne lui fait pas peur, qu’elle vienne me voir. »

Puis il me lance : « Chouette noeud pap’, bonhomme. »

Et il entre dans Slade Alley en reprenant son air là où il l’avait laissé. Maman, qui le regarde partir, marmonne : « Eh bien merci du coup de main, mon salaud.

— Je croyais qu’on n’était pas censé dire “salaud”… — Oh toi, ça va, hein. Ce n’est pas le moment. » Je crois que Maman a le visage de quand elle est en colère. « D’accord. »

Le chien a cessé de japper pour se lécher le zizi. « Rebrousson­s chemin, décide Maman. Peut-être que Lady Grayer parlait de la ruelle suivante. »

Elle repart dans Slade Alley ; je la suis. Nous arrivons dans la section du milieu juste à temps pour voir le type à l’escabeau disparaîtr­e à l’autre bout, là où il y a le chat gris, toujours mort. « Si on se faisait tuer ici, personne ne s’en apercevrai­t. » Maman fait mine de m’ignorer. Peut-être que ce que je viens de dire n’est pas très « normal ». Nous sommes à mi-chemin quand Maman s’arrête : « Pince-moi, je rêve ! » Il y a une petite porte noire en métal dans le mur de brique. Elle est vraiment petite. Moi qui mesure un mètre vingtcinq, la porte m’arrive à peine aux yeux. Quelqu’un de gros aurait beaucoup de mal à passer. Elle n’a ni poignée ni serrure, et il n’y a pas d’espace entre elle et le mur. Elle est noire, noire comme le rien, comme le vide entre les étoiles.

« Mais enfin, comment est-ce qu’on a pu la rater ? fait Maman. C’est toi le scout, je te signale.

— Je ne le suis plus », lui rappelé-je. Comme M. Moody, notre chef- scout, m’avait ordonné d’aller voir ailleurs, je lui avais obéi : les sauveteurs du parc naturel de Snowdonia avaient mis deux jours à trouver mon abri. On avait parlé de moi dans la presse locale. Tout le monde avait été très en colère, mais moi, je n’avais fait qu’obéir. Maman pousse la porte, mais celle-ci reste fermée. « Comment ça s’ouvre, nom d’un chien ? Peut-être qu’on devrait frapper. »

La porte attire à elle la paume de ma main. C’est chaud.

Et elle pivote vers l’intérieur ; ses gonds grincent comme des freins…

… et nous voici devant un jardin : un jardin où les insectes bourdonnen­t, où l’été est encore présent. Il y a des roses, des tournesols qui sourient de toutes leurs dents, des bosquets de coquelicot­s, des massifs de digitales, et des tas d’autres fleurs dont je ne connais pas le nom. Il y a une rocaille, une mare, des abeilles et des papillons. C’est d’enfer. « Non mais pince-moi, je rêve », fait Maman. En surélévati­on dans le fond, il y a Slade House ; c’est une vieille maison massive, austère, grise, à moitié étouffée par le lierre et très différente de celles de Westwood Road et Cranbury Avenue. Si elle appartenai­t à l’État, l’entrée coûterait deux livres ou soixante-quinze pence pour les moins de seize ans. Maman et moi n’avons pas attendu pour franchir la petite porte noire en métal, refermée derrière nous par le vent, un majordome invisible ; et puis le long du mur, il y a des courants qui nous entraînent vers le haut du jardin. « Les Grayer doivent avoir un jardinier à plein temps, voire plusieurs », dit Maman. Je sens enfin que le Valium commence à faire effet. Les rouges paraissent plus rutilants, les bleus plus transparen­ts, les verts plus vaporeux, et les blancs sont translucid­es comme un mouchoir en papier séparé en deux.

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