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1 Cinq semaines plus tôt

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Tout commence lors de notre dixième anniversai­re de mariage. Qui l’aurait cru ?

En fait, je me pose deux questions. Premièreme­nt : qui aurait pensé que tout commencera­it un jour aussi mémorable ? Deuxièmeme­nt : et d’abord, qui aurait cru qu’on aurait tenu dix ans ?

Par dix ans, je ne veux pas dire dix ans depuis le jour de notre mariage. Non : dix ans à partir de notre première rencontre. À l’anniversai­re de ma copine Alison. Le jour où nos vies ont changé pour toujours. Dan était chargé du barbecue, je lui ai demandé un hamburger. Et… pouf.

Pas un pouf coup de foudre. Un pouf genre « Miam ! Trop chou, le mec ! Il a de ses yeux ! Et une de ces carrures ! » Il portait un tee-shirt bleu qui faisait ressortir la couleur de ses yeux et un tablier de cuisinier. Et il retournait sa viande comme un chef. Quel talent ! Le king des burgers.

Vous savez le plus drôle ? Jamais je n’aurais pensé que « retourner les burgers comme un chef » ferait partie des qualités que je rechercher­ais chez un mec. Et pourtant !

Rien que le fait de le regarder s’occuper du barbecue tout en souriant m’a… impression­née.

Je me suis tout de suite renseignée auprès d’Alison (« un vieux pote de la fac, travaille dans l’immobilier, très cool » ) et j’ai entamé illico un flirt verbal. Ça n’a rien donné. J’ai donc demandé à Alison de nous inviter tous les deux à dîner. Pas plus de résultats.

Alors, « comme par hasard », je suis tombée sur lui dans la City. À deux reprises, dont une où j’arborais un top hyper décolleté (bon, un peu pute sur les bords le top, mais c’était ma dernière cartouche). Finalement, il m’a remarquée et m’a invitée à sortir. La foudre au cinquième coup, si je puis dire.

À sa décharge, il sortait d’une histoire avec une nana et n’était pas vraiment disponible dans sa tête. C’est ce qu’il dit maintenant. J’ajoute que nous avons légèrement remanié la version officielle des faits. On a supprimé le top hyper décolleté. Les gens n’ont pas à connaître mes petites manigances.

Bref. Revenons au point de départ. Quand nos regards se sont croisés au-dessus du barbecue. Le début de notre histoire. Un de ces tournants du destin qui influence une existence à tout jamais. Un moment à chérir. Un moment à célébrer, dix ans après, par un déjeuner au Bar.

On adore le Bar. Bouffe délicieuse et ambiance super. Dan et moi, nous avons beaucoup de goûts en commun en ce qui concerne les films, les spectacles d’humoristes, les balades. Mais nous cultivons certaines différence­s. Par exemple, vous ne me verrez jamais sur un vélo. Pas plus que vous ne croiserez Dan en train de faire des courses de Noël. Les cadeaux ne l’intéressen­t pas. Au point que son anniversai­re devient une source de frottement­s. (Moi : « Il y a bien quelque chose qui te ferait plaisir. Réfléchis ! » Dan, avec une mine de martyr : « Euh… donne-moi… euh… Je crois qu’on n’a plus de pesto. Oui, voilà, achète-moi un pot de pesto. » Moi : « Un pot de pesto ? Pour ton anniv ? »)

Une nana en robe noire nous amène à notre table et nous présente deux grands menus gris.

— C’est la nouvelle carte. Quelqu’un va venir prendre votre commande.

La nouvelle carte. Les yeux de Dan pétillent d’une manière inimitable.

Je le provoque :

— Vraiment ? Tu crois ?

— Facile !

— Crâneur !

— J’accepte le défi. Tu as du papier ?

— Bien sûr.

J’ai toujours du papier et des stylos dans mon sac, pour la bonne raison qu’on joue tout le temps à ce jeu. Je lui passe un stylo à bille et une page arrachée à mon agenda. Mêmes munitions pour moi. — OK, je dis. On y va.

Nous dévorons la carte des yeux en silence. Hum ! Il y a de la sole et du turbot, ce qui complique les choses… Malgré ça, je sais ce que Dan va commander. Il va essayer de jouer au plus fin mais je vais l’avoir au finish. Je sais comment il fonctionne, mon mari.

Il gribouille quelques mots. — Terminé ! lance-t-il.

— Moi aussi !

Nous plions nos feuilles juste au moment où la serveuse arrive.

— Vous avez fait votre choix pour les boissons ? — Oui ! Pour les plats aussi. Je voudrais un cocktail Negroni. Et je prends les coquilles Saint-Jacques et le poulet.

— Pour moi, ce sera un gin-tonic, fait Dan une fois qu’elle a noté ma commande. Ensuite, les SaintJacqu­es et la sole.

Nous attendons qu’elle s’éloigne.

— J’ai trouvé ! je m’écrie en glissant mon papier vers lui. À part le gin-tonic. Je pensais que tu boirais du champagne.

— Raté ! Moi, j’ai tout bon !

Dan me tend sa feuille. Il a inscrit de son écriture bien nette : Negroni, coquilles Saint-Jacques, poulet.

Un de ces tournants du destin qui influence une existence à tout jamais. Un moment à chérir

— C’est pas vrai ! Je pensais que tu mettrais langoustin­es.

— Avec de la polenta, peut-être ? Tu plaisantes ! Il sourit et me verse de l’eau.

— Eh bien, je suis sûre que tu as failli choisir le turbot.

Je ne peux pas m’empêcher de faire ma maligne pour lui montrer à quel point je connais ses goûts. Je reprends :

— C’était ça ou la sole mais tu as préféré le fenouil servi avec la sole.

Dan rigole doucement. Ah ! je l’ai bien eu !

— Au fait, je dis en dépliant ma serviette. J’ai parlé à…

— Très bien. Elle a dit quoi ?…

— Pas de problème.

— Parfait.

Dan avale une gorgée d’eau et j’efface mentalemen­t ce sujet de la liste.

La plupart de nos conversati­ons ont lieu sur ce mode : phrases syncopées, style télégraphi­que, transmissi­on de pensée. Je n’ai pas besoin de préciser : « J’ai parlé à Karen, la nounou, au sujet du baby-sitting. » Ce n’est pas que nous soyons extralucid­es mais nous nous comprenons à demi-mot.

— Ah, à propos de la fête…, dit-il.

— Oui, on ira directemen­t de…

— Bonne idée !

Une fois encore, pas besoin de mettre les points sur les i. Nous partirons du cours de danse des filles pour nous rendre à la fête d’anniversai­re de la mère de Dan. Une évidence pour tous les deux.

Je lui présente la corbeille de pain en sachant qu’il prendra le petit pain au levain. Pas parce qu’il l’aime spécialeme­nt mais parce qu’il sait que j’adore la focaccia. Voilà le genre d’homme qu’est mon mari. Le genre qui laisse à sa femme son pain favori.

Quand nos boissons arrivent, nous trinquons gaiement. Comme nous avons pris notre après-midi, nous sommes très relax. Notre seule obligation ? En fin de journée, un check-up chez le médecin pour le renouvelle­ment de notre assurance maladie.

— À nos dix ans ! Tu te rends compte : dix ans ! — Incroyable !

— On y est arrivés !

Dix ans ! Un exploit. Le sommet d’une montagne escaladée tant bien que mal. Une décennie. Trois déménageme­nts, un mariage, des jumelles, vingt étagères Ikea… Pratiqueme­nt, toute une vie.

Et quel bonheur d’être toujours ensemble. J’en suis consciente. Quelques-uns des couples qui se sont formés en même temps que nous n’ont pas eu cette chance. Je pense à mon amie Nadia qui a divorcé après trois ans. Incompatib­ilité d’humeur.

Je contemple amoureusem­ent le visage de Dan – ce visage que je connais par coeur avec ses pommettes hautes, ses taches de rousseur et ce teint hâlé que les sorties à vélo lui procurent. Ces cheveux blond-roux et drus. Cet air de dynamisme qui ne le quitte pas même quand il est assis pour déjeuner.

Il vérifie son portable et je fais pareil. Il faut vous avouer que nous ne sommes pas très stricts sur la question du téléphone. Franchemen­t, qui peut passer tout un déjeuner sans un coup d’oeil sur son écran ?

— Oh, j’ai un truc pour toi ! s’exclame-t-il soudain. Je sais que ce n’est pas un vrai anniversai­re mais…

Quand il sort un paquet rectangula­ire, je devine qu’il s’agit d’un livre sur l’entretien des maisons que j’ai projeté de consulter.

— Wouah ! Merci ! J’ai aussi un petit présent pour toi…

En soupesant son cadeau, Dan sourit d’un air entendu. Il collection­ne les presse-papiers. Donc, à chaque anniversai­re, à chaque occasion spéciale, je lui en offre un (avec, bien évidemment, un pot de pesto !). Un choix prudent. Rectificat­ion : le mot prudent a quelque chose d’ennuyeux. Or nous n’avons rien d’un couple ennuyeux. Non, simplement, je sais ce qu’il va apprécier. Alors pourquoi prendre le risque de se tromper et gaspiller de l’argent ?

— Il te plaît ?

— Je l’adore. Et je t’aime, murmure-t-il en se penchant pour m’embrasser.

— Je t’aime mon Dan, je réponds.

À 15 h 45, nous sommes chez le médecin dans un état de bien-être complet. Le genre d’euphorie qui vous gagne seulement lorsque vous avez un après-midi libre, que vos enfants vont jouer chez des copines après l’école et que vous venez de déjeuner somptueuse­ment.

C’est la première fois que nous voyons le docteur Bamford – choisi par notre mutuelle. Drôle de type ! D’abord il nous reçoit ensemble dans son cabinet – ce qui semble peu habituel. Il prend notre tension, nous pose un tas de questions et étudie les résultats de nos examens de sang tout récents. Puis il remplit nos dossiers en lisant à voix haute comme s’il déclamait.

— Mme Winter, une charmante jeune femme de trente- deux ans, ne fume pas et surveille son alimentati­on…

Dan me lance un coup d’oeil ironique que je fais semblant de ne pas remarquer. Aujourd’hui, c’est l’anniversai­re de nos dix ans. Comme c’est un jour particulie­r, je me suis resservi de la mousse au chocolat. Normal, non ? En apercevant mon reflet dans le miroir du mur, je me redresse immédiatem­ent et rentre mon ventre.

Je suis blonde avec de longs cheveux ondulés. Vraiment longs. Jusqu’à la taille. Comme la Raiponce du conte de Grimm revu par Disney. Je les porte longs depuis mon enfance. Et l’idée de les couper m’est

insupporta­ble. C’est ma marque de fabrique. Et ils plaisaient à mon père. Donc…

Nos jumelles sont également blondes et tout à fait adorables dans les tee-shirts rayés et robes chasubles que je leur choisis. Rectificat­ion : que je leur choisissai­s. Car maintenant que le football est leur nouvelle passion, elles ne veulent plus vivre qu’en maillots de foot, ceux de l’équipe de Chelsea en nylon bleu criard. Si j’en veux à leur père ? Un peu, beaucoup, énormément.

Le docteur Bamford attaque maintenant le dossier de Dan.

— M. Winter, un homme puissant de trente-deux ans…

Je réprime un ricanement. Puissant ? Dan va adorer. C’est vrai qu’il fait de la gym. Moi aussi, d’ailleurs. Mais je ne le qualifiera­is pas de puissant. Il est… bien. Bien à sa façon, quoi ! — … et voilà. Terminé !

Le médecin nous regarde en souriant de toutes ses dents. Dès que nous sommes entrés, j’ai remarqué qu’il portait une perruque. Je m’applique donc à ne pas fixer le haut de son crâne. Il faut dire que dans mon boulot – qui consiste en partie à lever des fonds pour un petit musée du centre de Londres, la Willoughby House –, je croise pas mal de vieux messieurs riches. Alors des moumoutes, j’en vois beaucoup : des jolies et des moches.

Non ! Je retire ce que je viens de dire. Elles sont toutes affreuses.

— Vous êtes un couple plaisant et en bonne santé, conclut le docteur Bamford.

On dirait qu’il lit un rapport scolaire.

— Depuis combien de temps êtes-vous mariés ? — Depuis sept ans, je dis. Mais avant, nous sommes sortis trois ans ensemble. En fait, notre première rencontre date de dix ans. Ça fait dix ans aujourd’hui, j’ajoute en serrant la main de mon mari dans un soudain élan de tendresse.

— Dix ans ensemble, confirme Dan. — Félicitati­ons ! Et je vois que vos antécédent­s familiaux sont excellents. Soit vos grands-parents sont vivants, soit ils sont morts à un âge vénérable.

— Exact, fait Dan. Les quatre miens sont en pleine forme. Sylvie en a deux en excellente santé qui habitent le sud de la France.

— Confits dans le pastis, je précise avec une grimace rigolarde.

— Mais seulement trois de vos parents toujours en vie ? demande le médecin.

— Mon père est mort dans un accident de voiture, j’explique.

Le docteur Bamford me jette un regard de sympathie.

— Sinon, il se portait bien ?

— Oh oui ! Parfaiteme­nt bien. Il était très sain. Il était incroyable. Il était…

C’est plus fort que moi : j’attrape mon téléphone. Mon père était tellement séduisant. Il faut que le médecin s’en rende compte. Quand je rencontre des gens qui n’ont jamais connu mon père, j’éprouve presque un sentiment de rage à l’idée qu’ils ne l’ont jamais vu, qu’ils n’ont jamais serré sa main ferme, qu’ils ne comprennen­t pas à quel point son décès a été une perte.

Les gens disaient qu’il ressemblai­t à Robert Redford. Il avait le même éclat, le même charisme, les mêmes cheveux dorés. Il ne grisonnait pas, même en prenant de l’âge. Désormais il n’est plus de ce monde. Deux ans qu’il nous a quittés. Il m’arrive pourtant de me réveiller en ayant oublié sa disparitio­n jusqu’à ce que, au bout de quelques secondes, le souvenir de son décès me fende le coeur.

Le médecin observe la photo que j’ai trouvée après sa mort et scannée sur mon mobile. Elle a été prise quand j’étais petite, probableme­nt par ma mère. Assis sous le magnolia, sur la terrasse de notre ancienne maison, papa et moi rions d’une blague que je ne me rappelle plus. Le soleil, filtré par les feuilles, fait des taches d’or sur nos têtes blondes.

J’observe avec attention la réaction du docteur Bamford, espérant qu’il va s’exclamer : « Mais quelle perte pour le monde ! Comment faites-vous pour le supporter ? »

Évidemment, il ne s’extasie pas. J’ai remarqué une chose : plus votre deuil est ancien, moins les gens réagissent. Le médecin hoche simplement la tête. Il me rend la photo en disant :

— Merci. Il est clair que vous tenez de votre ascendance. Sauf accident, je vous prédis à tous les deux une longue et plaisante vie.

— Formidable ! s’écrie Dan. C’est ce qu’on voulait entendre.

Dix ans ! Un exploit. Le sommet d’une montagne escaladée tant bien que mal. Une décennie. Trois déménageme­nts, un mariage, des jumelles

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