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L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN

Dans sa longère normande, qui respire la sérénité, l’ancienne cavalière a gardé le goût de la vitesse, dans l’écriture comme dans la vie. Rencontre avec une femme qui a le moteur d’une Ferrari.

- Françoise Bourdin

Au fond, Françoise Bourdin est une rebelle. Elle a beau avoir vendu plus de 10 millions de livres, elle est boudée par la presse. Quarante-sept ans après ses débuts, elle n’a toujours pas eu d’article dans Elle. C’est un peu l’anti-Virginie Despentes qui, déjà lauréate de nombreuses récompense­s chics, vient de recevoir le très institutio­nnel prix de la BnF. À l’inverse de cette marginale, peu à peu adoubée par l’establishm­ent, Bourdin a été progressiv­ement

ignorée des médias, restant méconnue malgré ses best-sellers. Entre les deux, on voit qui dérange les « cerbères » du bon goût. Ceux-ci ont tendance à se pincer le nez devant les romans de Françoise Bourdin, qui s’en « contrefich­e ». Quand elle était ado, son père la surnommait « Brise-fer ». Lycéenne, elle n’avait pas jugé utile de passer le bac. D’un naturel sauvage et casse-cou, fuyant les mondanités, elle a connu la réussite sur le tard, après avoir sabordé une première carrière commencée à 19 ans sur les chapeaux de roues. On vous l’a dit : c’est une vraie rebelle.

Son allure juvénile est la première chose qui nous frappe, le jour où elle vient nous chercher à la gare de Gaillon. À 67 ans, elle a gardé la silhouette gracile d’une jeune fille – rappelons qu’à 18 ans, elle avait décroché une licence de jockey. Ses intonation­s non plus ne sont pas banales. Son accent de gamine des beaux quartiers réapparaît, à l’occasion, derrière sa voix grave d’ancienne grande fumeuse. En voiture, on l’interroge sur sa

maison, sise à une dizaine de kilomètres de Vernon, quelque part entre Giverny et Château-Gaillard. C’était la résidence secondaire d’André Castelot. Amie de l’historien et de sa femme, familière des lieux, elle leur a racheté la propriété en 2002. Si beaucoup de choses sont restées en l’état, elle a quand même fait des aménagemen­ts, construisa­nt, notamment, une piscine dans l’hectare de jardin. Ah bon, il n’y avait pas de piscine du temps de Castelot ? « Non, André n’était pas très porté sur la natation. »

UNE LIGNÉE D’ARTISTES

Françoise Bourdin nous avait dit que ses deux chiens nous accueiller­aient. On n’est donc pas surpris qu’Icare et Joyce nous foncent dessus. La porte d’entrée donne directemen­t sur le salon, où l’on tombe sur un étonnant cheval de bois détaché d’un manège d’antan – cadeau d’un grand- oncle forain. Parmi les vinyles, on remarque des disques de sa mère, la célèbre cantatrice Geori Boué. Le père de Françoise, Roger Bourdin – dont on aperçoit un buste dans un coin – était, lui aussi, un illustre chanteur lyrique. Au mur, sont accrochés une partition des Histoires naturelles dédicacée par Ravel à son père, des billets doux de Sacha Guitry envoyés à sa mère, des affiches de concerts en Italie, en Russie, au Brésil… Non, Françoise n’a pas grandi dans une favela : « Nous vivions dans un hôtel particulie­r à Neuilly, mais c’était étrange… Mes parents n’étaient pas des bourgeois, certaineme­nt pas, ils s’étaient faits tout seuls. Ils n’étaient pas non plus bohèmes car ils gagnaient très bien leur vie. Je n’ai pas eu l’enfance de tout le monde, c’était improbable de voir tout le temps ses parents costumés. À Neuilly, nous avions une couturière à demeure à l’année. Elle occupait la plus grande pièce de l’hôtel particulie­r, et c’était la caverne d’Ali Baba : il y avait des crinolines, des chapeaux à plumes, des éventails, des kimonos… Avec ma soeur, on flottait dans un monde magique. On pensait que les adultes avaient une vie beaucoup plus marrante que celle des enfants. On ne se rendait pas compte de la réalité… Nos parents voyageaien­t beaucoup, mais quand ils étaient en France, ils nous emmenaient parfois dans les coulisses. Petite, j’ai vu ma mère mourir sur scène de toutes les manières possibles ! Tout cela a développé très tôt mon imaginaire. »

On passe dans la splendide bibliothèq­ue (construite par Castelot) où sont aussi bien rangés des thrillers, des livres de poche que des vieux dictionnai­res ou des classiques élégamment reliés. Notre hôte nous sort un Colette, La Naissance du jour, avec une dédicace très amicale pour son père. Entre différents bibelots (beaucoup de bronzes de chevaux), une photo retient notre attention : notre auteure en casaque, assise dans un sulky à côté d’un driver, fonçant sur la dernière ligne droite d’un hippodrome. Elle se met à rire (elle rigole tout le temps) : « J’ai un sourire jusque-là ! C’était il y a six ans, à la course de trot des écrivains de Cabourg. Avant le départ, les journalist­es photograph­iaient Irène Frain. Mon gendre avait dit à ma fille : “Ta mère n’est pas là pour les photos, elle est là pour gagner !” Et, de fait, j’avais battu à plate couture Irène Frain, Patrick Poivre d’Arvor et Gonzague Saint Bris… »

LA TANIÈRE DE L’ÉCRIVAINE

Quelques marches mènent de la bibliothèq­ue au bureau, spacieux et boisé : le rêve de tout écrivain. C’est là que Françoise s’installe tôt le matin, et qu’elle écrit chacun de ses livres en six à huit mois. Sur sa table de travail, il y a les épreuves de Si loin, si proches, son nouveau « bouquin », comme elle dit. La suite de Gran Paradiso met en scène

querelles familiales et retrouvail­les amoureuses, entre un parc animalier du Jura et une réserve du Kenya. Un des personnage­s s’appelle Valère. Un hommage à Molière ? « Valère est un prénom qui m’est familier. Je ne sais pas si vous connaissez un auteur qui s’appelle Valère Novarina ? Il était notre voisin quand je passais mes étés à la campagne chez mes beaux-parents, à Pacy-sur-Eure. Il n’y avait qu’un petit grillage qui nous séparait. Mes filles jouaient avec ses fils… » Françoise Bourdin copine avec Novarina, le pape de P.O.L. ? À notre place, un journalist­e de Télérama aurait une syncope…

DES DÉBUTS TONITRUANT­S

Après un déjeuner express au Grain de Sel, un excellent restaurant de Gaillon, on retourne chez elle pour la séance photos. À l’étage, elle nous montre sa vieille selle de cheval et les lots glanés par sa fille Fabienne dans des concours hippiques – telle mère, telle fille. La discussion se poursuit. Comment a-telle débuté ? À 15 ans, elle montre une nouvelle à un ami de son père, Philippe Hériat, le secrétaire général de l’Académie Goncourt : « C’était le Didier Decoin d’alors. Un vieux monsieur impression­nant mais charmant, comme on pouvait l’être quand on avait reçu une excellente éducation à cette époque-là. Il m’avait offert un porto et poussée à continuer. » Quatre ans plus tard, en 1972, elle publie son premier roman chez Julliard, Les Soleils mouillés. Rebelote l’année suivante avec De vagues herbes jaunes,

qui est adapté à la télévision par Josée Dayan, en 1974. Françoise Bourdin n’a alors que 20 ans ! « Ces débuts m’ont paru simples. À 10 ans, j’avais vu ma mère jouant le rôle de Mireille dans le théâtre antique d’Arles : il n’y avait pas un centimètre de gradin de libre. Et à la fin, l’ovation avait duré je ne sais combien de temps… C’était fou de voir sa mère comme ça, acclamée par des milliers de gens. Alors mon petit succès… Je devais donc trouver ma place. Et monter sur scène, la barre était trop haute ; alors qu’écrire, c’était à ma portée… »

Alors que l’avenir lui appartient, elle laisse tout tomber, se marie, a deux enfants. Elle ne republiera que… dix-huit ans plus tard, en 1991, sortant un essai, Mano a Mano, chez Denoël et un roman, Sang et Or, à la Table Ronde. Deux ans après, elle arrive chez Belfond avec Les Vendanges de juillet,

et voit ses ventes décoller : « Trouver son lectorat vous galvanise. » Mais les critiques, farouches, la boudent : « À un moment, ça m’a beaucoup heurtée. Je crois que j’aurais préféré une mauvaise critique que cette totale indifféren­ce de gens qui ne daignaient même pas ouvrir mes livres et lire la première page. C’est insupporta­ble. Vous avez le droit de trouver cela mauvais, mais au moins jetez-y un coup d’oeil ! Ce mépris m’a exaspérée. Puis, le lectorat grossissan­t, je me suis dit “tant pis”… » On lui soutient qu’elle est, pour nous, une auteure undergroun­d. Elle rit (encore) : « Tout à fait ! Il y a des trucs qui m’amusent. On fait souvent tout un foin de tel ou tel chanteur parce qu’il a vendu un million d’albums – comme si c’était extraordin­aire. Moi, j’ai vendu plus de 10 millions de bouquins, et ça n’intéresse personne ! »

LA VIE AU GALOP

On est si bien qu’on allait oublier notre train. Françoise appuie sur le champignon et nous reconduit à la gare. Elle nous raconte, hilare, le cadeau que lui avaient fait les éditions Belfond en 2013 pour fêter, comme il se devait, leurs vingt ans de collaborat­ion : une journée sur le circuit de Haute-Saintonge, privatisé pour l’occasion. Elle avait fait vrombir les 570 chevaux d’une Ferrari 458 Italia. La vitesse, ça reste son dada ? « Moins, bien sûr. Je ne monte plus. Mais j’ai tellement adoré ça… J’ai beaucoup aimé les voitures, j’ai fait un peu d’hélicoptèr­e – c’est formidable. Enfin, il n’y a rien qui peut vous donner la même impression de vitesse qu’un cheval de compétitio­n sur un champ de courses à l’aube. J’ai des souvenirs de Maisons-Laffitte… En plus, à l’époque, on n’avait pas de casque. Entre le martèlemen­t des sabots, le vent qui vous siffle aux oreilles, la terre qui défile quand vous baissez les yeux… Je n’ai jamais ressenti une telle sensation ailleurs. C’était grisant. Ça, c’est la vraie vitesse ! » On se dit au revoir. Avant de repartir, Françoise Bourdin nous lâche ces derniers mots : « C’était une bonne journée. » On n’a pas vu le temps passer. Normal, avec quelqu’un qui vit au galop.

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L’écrivaine en compagnie de ses deux chiens, Icare et Joyce.
 ??  ?? À gauche, des vinyles de la cantatrice Geori Boué, sa mère. À droite, un buste de son père, le baryton Roger Bourdin. Ci-dessous, la bibliothèq­ue construite par André Castelot.
À gauche, des vinyles de la cantatrice Geori Boué, sa mère. À droite, un buste de son père, le baryton Roger Bourdin. Ci-dessous, la bibliothèq­ue construite par André Castelot.
 ??  ?? Cheval de bois provenant d’un ancien manège, offert par son grand-oncle forain.
Cheval de bois provenant d’un ancien manège, offert par son grand-oncle forain.
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 ??  ?? Tous les matins, la romancière se lève tôt et s’installe dans son spacieux bureau boisé pour travailler.
Tous les matins, la romancière se lève tôt et s’installe dans son spacieux bureau boisé pour travailler.
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 ??  ?? HHHII Si loin, si proches par Françoise Bourdin,
330 p., Belfond, 21,90 €. En librairie le 6 juin.
HHHII Si loin, si proches par Françoise Bourdin, 330 p., Belfond, 21,90 €. En librairie le 6 juin.
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Cette photo de l’auteure dans un sulky rappelle son passé de jockey.

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