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LITTÉRATUR­E FRANÇAISE

Voix singulière et forte de la jeune littératur­e française, Céline Lapertot, 33 ans, raconte dans un récit autobiogra­phique et combatif l’enfant qu’elle fut, sauvée de la ruine par l’école.

- Gladys Marivat

Ce livre vient clore quelque chose. Céline Lapertot en a l’intuition. Elle y a mis tout ce qu’elle avait à dire de son passé, a « réglé leur compte » à des douleurs psychologi­ques qu’il lui fallait comprendre. Au loin, on entend les cris joyeux de ses fils qu’elle a ramenés de l’école. Sa voix au téléphone, douce et puissante à la fois, surplombe tout tandis qu’elle nous raconte comment elle s’est battue pour écrire « cette chose extrêmemen­t difficile ».

ANAMNÈSE ET RÉSILIENCE

Ce qui est monstrueux est normal :

à peine cent pages pour raconter un

« parcours inscrit dans les institutio­ns de France » . Celui d’une fille née à Lunéville, en Lorraine, dans une famille parmi les plus pauvres du pays, et qui a bénéficié de l’ascenseur social, c’est-à-dire l’école. Mêlant récit, prose poétique et conte, adoptant parfois des accents bibliques, le livre nous emmène

« au commenceme­nt », un lotissemen­t en ruine près du château. L’oeuvre de Jorge Semprún l’a accompagné­e dans ce projet littéraire au cours duquel elle a fermé les yeux pour « redevenir l’enfant », laissant remonter les images enfouies. De l’auteur de L’Écriture ou la Vie, elle aime la manière de travailler au corps le souvenir afin d’en faire une oeuvre, d’entrer en résilience en transforma­nt ses blessures en art. Semprún lui a fait découvrir le mot « anamnèse » : « la mémoire refoule ce qu’elle n’est pas encore prête à porter ».

Et l’écriture appréhende ce qu’elle craint d’égratigner. Le premier souvenir de « cet ordre-là », ce soir où le beaupère, fossoyeur de métier, analphabèt­e et alcoolique, l’agresse sexuelleme­nt dans l’unique chambre que partagent adultes et enfants. Sa confusion. La mère qui ne la protège pas. Comme toujours chez Lapertot, la voix de la narratrice nous saisit au plus profond, éteint tout autour, et nous guide dans son monde. « Ne pas hâter les choses, ne pas tout gâcher, ne pas prendre le risque de violer le souvenir de ce qui a déjà été violé, /Ce serait l’ultime sacrilège. » On reconnaît le ton incantatoi­re, la rythmique saccadée qui creuse la mémoire, libérant des pierres d’émotions, cognant contre les vérités ardues. Comme si le style même devait traduire l’ « acte de lucidité extrême » qu’est l’écriture.

SE BATTRE POUR RÉUSSIR

Ensuite, c’est l’arrivée au foyer. La découverte des poux, mais aussi des livres. C’est là que « l’enfant se dit le plus sérieuseme­nt du monde, “J’écris ou je crève” », rédige-t-elle. « La télévision donne toujours la parole aux enfants de la Ddass qui ont souffert, remarque-telle au téléphone. Je voulais dire que pour ma petite soeur d’accueil et moi, l’arrivée en foyer a été la première marche vers une libération. Puis, le placement nous a permis d’avoir des repères, de l’amour aussi, de réussir à l’école, qui reste l’endroit pour se battre, et rêver à mieux. » Se battre. Un verbe essentiel pour celle qui est devenue professeur­e afin de rendre ce qu’on lui a donné. Elle encourage ces élèves de milieux difficiles à

« se retrousser les manches ».

Comme cette élève, arrivée du Congo il y a six ans dans des conditions précaires, aujourd’hui finaliste du concours d’éloquence.

L’ écrivaine espère corriger avec ce livre un malentendu né après la parution, en 2014, de son premier roman chez Viviane Hamy,

Et je prendrai tout ce qu’il y a à prendre,

reçu à tort comme un témoignage. Charlotte, enfermée dans une cave, qui encaisse les coups de son père avant de le tuer, ce n’est pas elle. Bien que son héroïne ait des choses qui lui appartienn­ent. Inévitable­ment. Tout comme les Africaines qui se vengent de la violence des hommes dans son deuxième roman, Des femmes qui dansent sous les bombes (2016), et l’enfant en lutte pour sa survie dans Ne préfère pas le sang à l’eau (2018). Avec ce récit, Céline Lapertot a le sentiment d’avoir « pris de l’ampleur ». De ne plus avoir de barrière. « Maintenant, je peux m’envoler dans mon écriture », conclut-elle. On attend des nouvelles de son voyage.

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 ??  ?? HHHHI Ce qui est monstrueux est normal par Céline Lapertot, 96 p., Viviane Hamy, 12, 50 €
HHHHI Ce qui est monstrueux est normal par Céline Lapertot, 96 p., Viviane Hamy, 12, 50 €

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