SCIENCE-FICTION
Après le succès de La Horde du contrevent, le génial Alain Damasio livre un troisième roman, Les Furtifs, largement au-dessus de nos attentes, littérairement renversant et d’une densité vertigineuse. Avec, pour point d’ancrage, un appel à la résistance po
Comme l’animal qu’il a pisté à la ZAD de Notre-Dame-desLandes, Alain Damasio avance à pas de loup. En meute (avec le collectif Zanzibar, le Comité invisible ou le studio d’art sonore Tarabuste) ou en solitaire ( pour des séances d’écriture intensives en Corse ou à Porquerolles), il confectionne, depuis vingt ans, des petites bombes littéraires qui explosent plus ou moins tardivement à chacune de leur parution. En seulement trois romans et, entre-temps, l’écriture de nouvelles, de scénarios de BD, des colloques sur le travail ou le transhumanisme, des créations musicales ou de jeux vidéo, ce chantre de la SF a su imposer son style unique, mettant en scène de manière magistrale spéculations intellectuelles et concepts philosophiques, sous l’égide de Deleuze, Foucault ou Sloterdijk.
Depuis quelque temps déjà, repoussant sans cesse l’annonce de la sortie, il égrenait des indices sur son très attendu Les Furtifs : un futur toujours plus proche, une société toujours plus surveillée, des personnages liés par une quête commune et des êtres, les furtifs, se cachant dans les angles morts de la vision humaine et échappant à tout contrôle. Son premier roman, La Zone du dehors, était passé quasi inaperçu, le second La Horde du contrevent, avait bénéficié d’un incroyable bouche-à-oreille, s’écoulant à plus de 250 000 exemplaires. Quant aux Furtifs, il se hisse dès sa sortie parmi les meilleures ventes, tout genre confondu. À croire que Damasio aurait calculé son coup ou, comme il en est persuadé, que la science-fiction connaîtrait bel et bien son âge d’or : « Dans un monde aussi saturé de
technos que le nôtre, il est naturel que la SF ait quelque chose de précieux à dire sur l’époque. Elle est la mieux armée pour sentir et anticiper ce qui sourd de l’omnipotence des réseaux, d’une existence ultra-connectée, ce que va générer l’émergence des IA personnalisées en termes de fermeture égotique, explique-t-il. Notre travail consiste surtout à hypertrophier le présent pour le rendre sensible et exonder les enjeux sociaux, affectifs et politiques qu’on voudrait enfouir. »
ARME DE SUBVERSION MASSIVE
En 2040, en France, après qu’elles ont fait faillite à force d’emprunts bancaires engendrant la démission des États, les villes ont été rachetées par des multinationales – Paris à LVMH, Lyon à Nestlé… Orange, où se passe l’intrigue, a été bradée au géant des télécoms du même nom. Comme dans la plupart de ces agglomérations dites « libérées », un système de forfait y a été mis en place : « privilège, pour les citoyens aisés », qui ont accès à des rues et des squares privatisés, « premium, pour les classes moyennes » et « standard, pour les plus démunis ». À grand renfort de drones, de « bots » et de capteurs qui enregistrent le moindre de vos faits et gestes, la moindre de vos pensées, chacun est pisté, contrôlé, sollicité en permanence, grâce notamment à une bague connectée, sorte de bracelet électronique couplé à un smartphone. Dans la rue Origami, « la bande piétonnière qui concentre sur deux kilomètres ce que l’ubimarketing a fait de mieux », des pavés sensitifs captent votre démarche et votre poids afin que, 100 mètres plus loin, votre paire de baskets idéale apparaisse tournoyant dans une vitrine, avant qu’une autre dalle s’illumine pour vous proposer un podologue à proximité.
Comme dans La Zone du dehors,
Damasio s’attaque à la société de surveillance globalisée dans un monde où l’individualisme à outrance, la quête aveugle de confort absolu, l’incapacité des hommes à affronter leur peur et à se révolter face à un système carcéral insidieux nous enserrent toujours plus profondément dans ce qu’il appelle le « techno-cocon ». La description de cette ville futuriste est glaçante de réalisme tant elle paraît crédible. Mais l’auteur avait aussi à coeur de proposer un contrepoint positif, un « futur désirable »,
à l’opposé des prospections moribondes en vogue dans les récits alarmistes qui inondent les oeuvres de SF. Ainsi, en marge de ses villes déshumanisantes, des résistants au système établi se sont organisés dans des ZAG, des « zones autogouvernées » ,
où cohabite une foule de militants de
diverses mouvances, directement inspirées de l’expérience de l’auteur auprès des zadistes. En imaginant ces deux formes de société, il voulait anticiper les « deux façons d’habiter un territoire qui s’annoncent : l’un fondé sur l’ultralibéralisme et le sacre putride de la propriété privée, étendu à des villes entières ; l’autre sur la réappropriation et la mise en commun de zones rendues au partage et à une vraie liberté d’occupation et de circulation ».
Dans cet univers « dystopico-utopiste », un couple, brisé par la disparition de sa fille Tishka, se lance dans une prodigieuse enquête éthologique pour retrouver leur enfant de 4 ans, volatisée sans laisser de trace, et dont le père, Lorca, est persuadé qu’elle est partie avec les furtifs. Pour la retrouver, il a intégré un groupe de chasseurs d’élite surentraîné et suréquipé, le Récif, branche secrète de l’armée qui traque sans relâche les spécimens de cette nouvelle espèce, invisibles à l’oeil humain et se « céramifiant » dès qu’ils sont repérés. Impossible donc de les capturer pour les étudier et les exploiter. Pour Sahar, la mère, qui a fait le deuil de son enfant et a du mal à croire à l’existence de ces êtres fantastiques, la douleur de la perte laisse peu à peu place à l’espoir à mesure que l’enquête avance et qu’elle découvre, en même temps que le lecteur, leurs capacités extraordinaires. En totale symbiose avec l’environnement, capables de se métamorphoser en plante, en roche ou en animal, toujours en mouvement, les furtifs représentent « l’incarnation la plus élevée du vivant », et communiquent à travers différentes formes d’art : musique, sculpture, peinture, écriture. Car, selon Damasio, « l’art vous met en rapport avec l’ouvert, l’étrange et l’étranger, vous confronte à un dehors qui va faire appel d’air en vous et vous arracher à vos évidences familières. C’est une arme de subversion massive qui évite aussi que l’engagement devienne un nouveau dogme ou produise de nouvelles aliénations qu’on croyait fuir. L’art libère, non seulement la personne qui le crée, mais celles ou ceux qui le reçoivent, vont être troués par l’oeuvre, rendus poreux, disponibles, y trouver une fraîcheur inattendue. »
Pour répondre à la société de traces et de contrôle, Damasio en appelle donc à la furtivité. « Devenir furtif est une façon de retrouver une forme de liberté. Et aussi, plus positivement, un art de vivre et d’agir au plus près des puissances du vivant qui nous traversent. » Et cette vitalité nous est transmise également par les personnages, abondants et extrêmement travaillés, dont l’alternance des points des vues et des niveaux de langage déploie, là encore, les talents de ce technicien hors pair de la langue. Comme dans ses autres romans, chacun dispose d’une voix propre, qui se ressent dans son mode d’expression, dévoilant sa perception, son rapport au monde et aux autres. « L’écriture polyphonique est une sorte d’évidence instinctive. Elle m’évite de sombrer dans une narration omnipotente que je trouve fausse, nous confie-t-il. J’ai besoin de plusieurs styles pour restituer la singularité de chacun de mes personnages. Et ils puisent non seulement à des registres de langue différents, mais aussi à une syntaxe spécifique, à un jeu de sonances qui restitue leur chaleur ou leur sécheresse, leur nervosité ou leur douceur. La ponctuation et les signes diacritiques renforcent encore, optiquement, la dimension très physique des styles. »
La richesse des Furtifs, son inventivité transgressive et poétique, toujours mise au service de l’intrigue, élèvent une nouvelle fois le genre à son meilleur. Auteur rare, hors norme, évoluant hors champ et sur tous les fronts de la création, Alain Damasio fait du bien à la SF, à la littérature et aux lecteurs – invités à penser l’avenir en se tournant vers le dehors, le vivant, à désincarcérer le futur, à le reconquérir – et dont on ne peut que se réjouir qu’ils soient toujours plus nombreux.
« Agir au plus près des puissances du vivant »