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ESSAIS/DOCUMENTS

Sous la direction de Bernard Banoun, Yves Chevrel et Isabelle Poulin, le quatrième volet consacré à cette exigeante discipline offre un panorama riche et passionnan­t, embrassant tous les domaines.

- Philippe Chevallier

La France est une traductric­e généreuse, la plus généreuse d’Europe depuis les années 1990. Au point qu’être traduit dans l’Hexagone est souvent une consécrati­on conduisant aux traduction­s vers d’autres langues – ce fut le cas de Borges. Cette vitalité méritait d’être racontée, ce à quoi s’emploie depuis 2012 cette magnifique entreprise collective de l’Histoire des traduction­s en langue française, du xv e siècle à nos jours.

Couvrant la période 1914-2000, le dernier volume – sur quatre – impression­ne : 200 collaborat­eurs, une grande diversité de thèmes (on y parle aussi bien de bande dessinée, de cinéma que de chanson) et des incursions en Belgique, au Canada et en Suisse. Loin des austères encyclopéd­ies, cette étude se révèle passionnan­te de bout en bout, essentiell­e par les sujets abordés. Car traduire n’est pas un geste secondaire, mais un geste premier, qui nous confronte à l’énigme du langage et des langues. Ces histoires de translatio­ns, donc de passages, de trahisons, de compromis, nous mènent au coeur du champ littéraire français – maisons d’édition, revues, auteurs, sont ici objets d’un éclairage inédit. Traduire, c’est défendre un certain esprit, lequel espère

renouveler, par le détour de l’étranger, la production nationale – ce fut le rôle des romans d’aventures de Joseph Conrad, dont Typhon fut traduit dès 1918 par André Gide. Traduire, c’est conquérir une identité et prouver qu’on a du nez. Le flair est devenu, à partir des années 1980, le signe distinctif de petites maisons promptes à dénicher les futurs grands, comme Actes Sud le fit avec Paul Auster.

FESTIVAL DE NÉOLOGISME­S L’essor de la traduction au xx e siècle pose mille questions, qui justifient le poids du volume. Des interrogat­ions juridiques (a-t-on le droit de reprendre « Hurlevent », création du traducteur de Wuthering Heights

en 1925 ?), esthétique­s (faut-il transcrire la poésie en vers et en rimes ?), politiques ( que reproduire d’URSS en pleine guerre froide ?). Théoriques, enfin, car traduire « Es war spät abends als K. ankam » (« Il était tard le soir quand K. arriva »)

– première phrase du Château

de Franz Kafka – ouvre sur un abyme. Tout comme les multiples cas analysés sur plusieurs décennies de retraducti­ons (Dante, Shakespear­e, Tolstoï, etc.) qui se cognent contre les mots et rappellent leur triste destin : si l’original a une éternelle jeunesse, son double se démode très vite. Il trahit les tendances d’une époque, comme celle, au siècle précédent, de « faire littéraire » : enrichir le vocabulair­e, éviter les répétition­s, ajouter de la ponctuatio­n. Ainsi a-t-on, en France, dénaturé Kafka ou Dostoïevsk­i. Le domaine le plus malmené est, sans doute, le roman noir, allègremen­t élagué par souci de formatage, même dans la prestigieu­se « Série noire » de Gallimard. Le chef-d’oeuvre de Jim Thompson Pottsville, 1 280 habitants, en a perdu cinq dans la version française. De même que The Killer Inside Me s’allégea d’un quart de son histoire en traversant l’océan.

Toutes ces belles infidèles témoignent pourtant d’un idéal magnifique : celui de la communicat­ion, par- delà la différence des langues. À l’opposé, en épousant le parti pris de l’« intraducti­bilité » ultime, des interprète­s ont engendré des monstres. Ainsi en est-il de certaines versions de Freud ou de Heidegger, festival de néologisme­s où le « retirement » engendre forcément du « refusement », rendant le lecteur légèrement « frustrané ». Moins pessimiste­s, les travaux théoriques de Jean-René Ladmiral ou Antoine Berman ont été, en France, une vraie bouffée d’air frais. Le présent livre leur rend un hommage justifié. Si le traducteur est un incurable mélancoliq­ue – car ce n’est jamais assez bien –, il éprouve ce plaisir rare d’habiter la langue d’autrui dans la foi d’un sens partagé.

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André Gide, en 1948.
 ??  ?? HHHHH Histoire des traduction­s en langue française. xx e siècle, sous la direction de Bernard Banoun, Yves Chevrel et Isabelle Poulin, 1920 p., Verdier, 48 €
HHHHH Histoire des traduction­s en langue française. xx e siècle, sous la direction de Bernard Banoun, Yves Chevrel et Isabelle Poulin, 1920 p., Verdier, 48 €

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