SOCIÉTÉ/IDÉES
Par les écrits de Éric Paul Meyer et Christophe Jaffrelot, nous (re)découvrons l’histoire multiséculaire d’un pays qui, aujourd’hui, bascule dans une « démocratie ethnique », où la forte concentration des pouvoirs menace la diversité religieuse.
Il faut un attentat au Cachemire, comme le 14 février dernier, ou des élections législatives, comme celles qui se sont déroulées jusqu’au 19 mai, pour que les Français s’intéressent à ce qui se passe à Bombay, Delhi ou Madras. Le philosophe RogerPol Droit a résumé d’une formule cette négligence, que nos voisins allemands et britanniques ne commettent pas : « l’oubli de l’Inde » . Sans doute notre pays, par ses expériences coloniales et par inclination intellectuelle, louche-t-il plus naturellement vers l’Afrique, l’ex-Indochine, voire la Chine et le Japon. Il est temps de réajuster le curseur.
Une histoire de l’Inde, d’Éric Paul Meyer, professeur à l’Institut national des langues orientales, constitue, en guise d’initiation, une plongée érudite et claire de plusieurs millénaires, depuis l’empire Gupta jusqu’à l’indépendance en 1947, en passant par l’Empire moghol ( xvi e- xviii e siècles), qui n’a rien à envier aux empires européens, le « Raj » – l’empire colonial britannique – puis l’invention de la nation indienne. À la lecture, le mythe,
longtemps cultivé en Europe, d’une « Inde pacifique, intemporelle, indifférente à son histoire », s’écroule.
IMMIGRATION ET PRESSIONS ARMÉES
Une carte permet d’embrasser d’un coup d’oeil les angoisses actuelles des dirigeants indiens. À l’ouest, au Cachemire, des irréguliers musulmans attaquent les militaires de Delhi. À l’est, l’Inde redoute l’immigration incontrôlée venue du Bangladesh, pays né d’une sécession avec le Pakistan – « une vivisection », disait Gandhi. Enfin, tout le long de la frontière septentrionale, la Chine, omniprésente, revendique des territoires. Ces menaces expliquent l’accession au pouvoir du leader national-populiste Narendra Modi et de son parti hindouiste, le BJP (droite nationaliste). En partie seulement. Le Premier ministre a en effet su exprimer, au nom du peuple dont il affirme être issu, le rejet des élites qui avaient confisqué le pouvoir sous la bannière du parti du Congrès, celui de Nehru et de sa fille, Indira Gandhi. Dans la foulée, il a dénoncé la corruption de l’establishment. Plus insidieusement, il a su prendre la défense des hindous contre le danger que feraient peser les minorités.
Selon Christophe Jaffrelot, enseignant et directeur de recherches à Sciences- Po, le pays bascule dans la « démocratie ethnique ». Dans ses deux livres, L’Inde de Modi et L’Inde contemporaine, il montre comment ce nouveau régime, marqué par une extraordinaire concentration des pouvoirs et une remise en cause du fédéralisme, joue sur la xénophobie, au risque de mettre en danger le fragile pluralisme religieux, qui a reposé jusqu’ici sur un régime dit « séculariste ». Car si le pays est à 80 % hindouiste, 240 millions d’Indiens célèbrent un autre culte : 170 millions sont de confession musulmane, et près de 30 millions d’obédience chrétienne. De fait, des musulmans qui transportaient des bovins – animaux sacrés dans l’hindouisme – ont été attaqués. Des justiciers autoproclamés, les « vigilantistes », ont lutté contre le « land jihad », interdisant à des musulmans de loger dans certains quartiers. Par ailleurs, une vaste campagne a incité les chrétiens à la conversion.
Toutes ces actions sont menées au nom de l’hindutva, l’« hindouïté », selon laquelle les hindous, « fils du sol », ont pour vocation naturelle de dominer le pays. Portée par le mouvement nationaliste Sangh Parivar né dans les années 1920, cette idéologie n’a de cesse de célébrer un mythique âge d’or. Celui où aurait été révélé au peuple hindou, l’un des premiers de l’univers, la langue parfaite : le sanskrit.
HHHHI Une histoire de l’Inde. Les Indiens face à leur passé par Éric Paul Meyer,
368 p., Albin Michel/Espaces Libres, 9,90 € HHHHI L’Inde de Modi. Nationalpopulisme et démocratie ethnique par
Christophe Jaffrelot, 352 p., Fayard, 25 € HHHHI L’Inde contemporaine, sous la direction de Christophe Jaffrelot, 350 p., Pluriel, 10 €