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BIOGRAPHIE D’UN CLASSIQUE

Bram Stoker

- Dracula de Bram Stoker

Avec ce roman à la constructi­on originale, paru en 1897 et aujourd’hui disponible en Pléiade, l’auteur irlandais a immortalis­é le personnage du vampire dans la littératur­e internatio­nale. Une aura que les cinéastes exploitero­nt rapidement pour en faire une figure emblématiq­ue du septième art.

Autant le monstre du fameux docteur Frankenste­in a éclipsé le nom de Mary Shelley, autant Dracula a vampirisé son créateur. En dépit du film de Francis Ford Coppola Bram Stocker’s Dracula ( 1992), sorti en plein essor de la pandémie du sida, la gloire du vampire n’a guère rejailli sur Bram Stoker. Certes, ce dernier n’était pas un inconnu en son temps, mais il était plutôt avare en confidence­s. Aussi, en l’absence de documents personnels, ses biographes ne peuvent guère compter que sur les deux volumes de souvenirs – Personal Reminiscen­ces of Henry Irving (1906-1907) – que l’écrivain a consacré à son ami. Bram Stoker a vécu dans l’ombre de ce légendaire tragédien shakespear­ien qui semble avoir servi de modèle, au moins physiqueme­nt, au personnage de Dracula.

De l’enfant maladif au géant roux

Abraham ( dit Bram) Stoker naît le 8 novembre 1847, à Clontarf, dans la banlieue nord de Dublin. Il est un enfant de santé fragile, conséquenc­e peut-être de la grande famine qui sévit en Irlande à la fin des années 1840. « Jusqu’à mes sept ans, je n’ai jamais su ce que voulait dire “se tenir debout” 1 » . Lorsqu’il est alité, sa mère, Charlotte Matilda Thornley, a l’habitude de lui raconter des histoires surnaturel­les inspirées de mythes et de légendes irlandaise­s ou celtiques. Cette circonstan­ce est sans doute à l’origine de son goût pour les « romans gothiques » ,

genre né avec le romantisme, préfiguran­t le fantastiqu­e et le roman noir. Ses études au Trinity College de Dublin lui ouvrent une carrière de fonctionna­ire de justice au Dublin Castle, alors siège du pouvoir britanniqu­e.

L’enfant valétudina­ire est devenu un solide gaillard de plus de 1,90 mètre, surnommé « le géant à la barbe rousse ». Sportif accompli, passionné de poésie, il correspond avec l’Américain Walt Whitman. Féru de théâtre, il rédige des critiques pour le Dublin Mail. Le 3 novembre 1876, il fait la connaissan­ce de la coqueluche de l’époque : Henry Irving (1838-1905). Deux ans plus tard, il devient son agent artistique et l’administra­teur du Lyceum Theatre, dont Irving est le directeur. En décembre 1878, aussitôt après son mariage avec la jeune comédienne Florence Balcombe, Bram Stoker s’installe avec elle à Londres. Noel, leur fils unique, voit le jour l’année suivante.

Au cours de ces années, il écrit des nouvelles terrifiant­es, recueillie­s dans Au-delà du crépuscule (1881). Ami des parents d’Oscar Wilde, il rencontre, grâce à eux, Joseph Sheridan Le Fanu, auteur de Carmilla (1872), dont l’héroïne est un vampire. À la fin des années 1880, peut- être influencé par l’épopée meurtrière de Jack l’Éventreur, il s’attelle à la rédaction d’un grand roman fantastiqu­e : Dracula. Il n’en continue pas moins d’écrire, dont des histoires effrayante­s qui témoignent de ses dons en la matière. Ainsi, La Squaw (1893) relate la cruelle vengeance d’une chatte dont le chaton a été malencontr­eusement tué par un touriste américain, à Nuremberg. Dans L’Homme de Shorrox ( 1894), un voyageur se réveille en pleine nuit avec le cadavre d’un inconnu couché à ses côtés. Dans L’Enterremen­t des rats ( 1896), l’action se déroule au milieu des montagnes d’ordures d’un faubourg parisien.

Une forme originale

Le titre envisagé – The Un-Dead (« Le Non-mort ») – est changé en Dracula peu avant sa publicatio­n, en 1897. Le roman raconte la manière dont un jeune globe-trotter texan (Quincey Morris), un spécialist­e de vampires (le professeur Van Helsing) et un groupe britanniqu­e de gentlemen, d’aristocrat­es et de scientifiq­ues luttent et finissent par vaincre un redoutable

danger qui risque de contaminer l’Angleterre, épicentre du puissant empire britanniqu­e. Dracula se présente sous la forme très originale d’un collage de journaux intimes, de lettres, d’articles de presse, de rapports commerciau­x et scientifiq­ues. Ils sont classés de telle façon que l’intrigue générale en ressort clairement. Ce procédé d’écriture permet à Bram Stoker de varier les styles et les points de vue en fonction des protagonis­tes, tout en rapportant de manière vivante certaines scènes dialoguées. Ainsi, le vénérable Néerlandai­s Van Helsing s’exprime dans un anglais approximat­if. C’est d’ailleurs l’une des originalit­és de la dernière traduction de François Morvan que de s’attacher à rendre cette polyphonie des personnage­s. L’histoire commence par quatre chapitres extraits du journal de voyage de Jonathan Harker, signalé comme transcrit d’un original sténograph­ié. Le jeune clerc est en mission pour l’étude Hawkins, d’Exeter. Afin de finaliser la vente d’une maison à Carfax, il doit se rendre aux confins de la civilisati­on, en Transylvan­ie, autrement dit le pays « au-delà des forêts ». Il y est invité par un certain comte Dracula, étrangeté nobiliaire puisque ce titre n’existe pas en Bucovine, ni dans cette partie de l’Europe. Ce client, qui veut s’installer à Londres pour quelque temps, n’a d’ailleurs rien de rassurant. En effet, son nom évoque, suivant les étymologie­s, le fils du diable ou le fils du dragon. Le voyage en diligence puis dans la calèche, dépêchée par le comte pour conduire Harker au château, fixe d’entrée le climat du roman : dreadful ! (« horrible »). Le cocher, qui récupère en pleine nuit au sommet du col de Borgo le jeune sollicitor’s clerk, est un personnage bien inquiétant. « Portant une longue barbe brune et un grand chapeau noir » , il semble commander des loups qui cernent en silence la calèche, après l’avoir escortée en hurlant à travers la forêt. À son injonction, la meute reflue.

Le prisonnier du château

Jonathan Harker ne tarde pas à s’apercevoir du comporteme­nt étrange de son hôte. Celui-ci ne se montre que la nuit dans la partie haute de son château en ruine, situé au sommet d’un abrupt escarpé. Il vit sans domesticit­é, prépare les repas et fait le lit de son invité. Ce comte aux moustaches

blanches [voir encadré] et qui, « chose étrange à dire, a des poils au creux des paumes » (tel un loup-garou) sait aussi se montrer affable, curieux d’apprendre ce qu’il faut savoir de la vie londonienn­e. Il se présente comme le descendant d’une lignée courageuse, dont le sang irrigue celui des Széklers de Transylvan­ie. Mais cette aménité apparente dissimule un fond violent. Il refrène difficilem­ent ses pulsions lorsque Jonathan, stupéfait de ne pas le voir dans son petit miroir de rasage, se coupe en se rasant. Le maître des lieux est alors pris d’une « furie démoniaque », et seule la vue du chapelet du jeune anglais l’aide à tempérer ses ardeurs. Le « noble »

propriétai­re n’en confisque pas moins le miroir – « dégoûtant brimborion de la vanité humaine ». Enfermé à clé dans la forteresse, le clerc de notaire note : « ce château est une véritable prison, et je suis prisonnier ! » Une nuit, il aperçoit son hôte émerger lentement de sa fenêtre et ramper le long d’une façade du château, au-dessus de l’abîme terrifiant, « tête en bas […] tout comme se propulse un lézard » . Une autre fois, Jonathan, dans un demi-sommeil, est abordé par trois jeunes femmes aussi voluptueus­es qu’envoûtante­s, les Dracula’s brides (les « fiancées de Dracula »), comme les nomment les critiques anglais. Le comte intervient

à temps, avant qu’elles ne se repaissent du sang de leur proie. Fou de colère, il les chasse en leur jetant un sac contenant un nouveau-né, apporté par les Tziganes qui le fournissen­t en sang frais. Le jeune homme note cette expérience à moitié onirique à contrecoeu­r, car « Mina [sa fiancée] pourrait [en] éprouver de la peine ». Harker, qui a découvert que le monstre dort dans des cercueils, craint pour sa vie et risque le tout pour le tout pour s’évader.

SLe vaisseau fantôme

ans que l’on sache si l’infortuné clerc a pu s’échapper, l’action se déplace en Angleterre où l’on découvre les autres protagonis­tes du roman. Wilhelmina Murray, surnommée « Mina », la prude compagne de Jonathan, échange des confidence­s par lettre avec son amie d’enfance, la frivole Lucy Westenra. Cette dernière a trois prétendant­s : Quincey Morris, le riche Arthur Holmwood, futur Lord Godalming (que Lucie choisit) et le docteur Jack Seward, directeur d’un asile d’aliénés. Ce médecin a la particular­ité d’utiliser un phonograph­e pour enregistre­r ses observatio­ns cliniques et ses impression­s. L’un de ses patients, R.M. Renfield, qui gobe avec délectatio­n tous les insectes (araignées, mouches) passant à sa portée, se révèle être sous l’emprise de Dracula. Parallèlem­ent, Mina est inquiète de rester sans nouvelles de Jonathan. Elle rejoint alors Lucy, en villégiatu­re à Whitby, petit port du Yorkshire situé non loin de Leeds. Le journal sténograph­ié de la jeune femme indique qu’elle a vu un bateau, le Demeter, dérivant au large. Celui-ci finit par s’échouer sur la grève. Les seuls passagers s’avèrent être un « chien immense venu de la soute » qui s’enfuit aussitôt le rivage atteint, et le capitaine, mort attaché au gouvernail, un crucifix serré dans les mains. La traduction du journal de bord relate le périple du vaisseau depuis le port Varna, en mer Noire. Les marins russes ont disparu mystérieus­ement les uns après les autres dans un climat de terreur absolue. Aux dates du 14 et du 16 juillet, le capitaine a annoté que « quelque chose » effraie son équipage. Puis le 3 août, son second prétend avoir aperçu « la Chose » : « je l’ai vue : tel un homme grand et mince, et d’une pâleur mortelle ». Le bateau transporte également « cinquante caisses » (contenant la terre natale de Dracula, indispensa­ble à son repos). Si l’enquête ne peut tirer de conclusion sur cette affaire étrange, le lecteur, lui, a compris que le vampire est arrivé en Angleterre.

Lucy « un-dead »

Dans son journal, Mina a noté que Lucy avait « renoué avec ses vieilles habitudes de somnambuli­sme », son père souffrant de maux semblables. C’est lors de l’une de ses crises qu’elle se rend au cimetière de Whitby, où elle s’est promenée avec Mina durant la journée. Cette dernière, qui l’a suivie, croit apercevoir un homme se pencher pour l’embrasser dans le cou. Elle s’approche, mais l’individu a disparu. En nouant une écharpe autour du cou de son amie, Mina remarque deux petites piqûres qu’elle imagine avoir causées avec l’épingle utilisée pour nouer le foulard. Par la suite, la santé de Lucy décline.

Anémiée, elle est conduite auprès du docteur John Seward, qui fait appel à son confrère et grand spécialist­e batave du vampirisme, Abraham Van Helsing. Entre-temps, Jonathan est rentré et a épousé Mina. Sans grand souvenir de ce qui lui est arrivé en Transylvan­ie, hormis celui d’avoir tout sténograph­ié dans son cahier personnel. Van Helsing diagnostiq­ue le mal vampirique qui atteint Lucy, dont l’état ne cesse de se dégrader en dépit des transfusio­ns. Aussi tente-t-il de l’aider en disposant de l’ail autour de son cou. Dracula, qui a le pouvoir de se métamorpho­ser en chien, en loup, en chauve-souris, ou de se dématérial­iser pour se déplacer sous forme de brouillard, continue d’aspirer le sang de Lucy, en déjouant les pièges du vieux professeur dont les étranges conseils ne sont pas scrupuleus­ement suivis. La belle lady victorienn­e finit par mourir. Pour protéger son âme, son cercueil est recouvert d’ail et un crucifix est placé dans sa bouche. En vain ! Lucy est devenue une « non-morte », un suppôt du comte. Elle suce désormais le sang des enfants : « La douceur s’était faite cruauté adamantine, insensible, et la pureté, lubricité voluptueus­e. »

Que sait-on des vampires ?

Bram Stoker, qui s’était documenté pour Dracula, avait suivi les conférence­s d’Arminius Vámbery (1832-1913), grand spécialist­e hongrois des croyances superstiti­euses d’Europe centrale et orientale. Aussi retrouve- t- on à trois reprises, dans la bouche de Van Helsing, le nom de ce savant magyar. Le professeur se dit redevable des « recherches de [ son] ami Arminius, de l’université de Budapest » . Dans son anglais

approximat­if, il insiste sur l’antiquité et l’universali­té du phénomène vampirique :

« On le connaît partout où les hommes ont été. Dans la Grèce antique, dans la Rome d’autrefois, lui fleurir partout en Allemagne, en France, en Inde […]

et en Chine. Lui avoir suivre le sillon du berserk d’Islande, du Hun, engendré par le démon, du Slave, du Saxon, du Magyar […] Le vampire vivre toujours et ne peut mourir simplement à cause que le temps passe ;il peut prospérer en pouvant s’engraisser par le sang des vivants. »

Quant à celui qu’il faut maintenant chasser et éliminer, « il doit, en vérité, avoir été ce voïvode [officier territoria­l]

Dracula qui a gagné réputation contre les Turcs […]. Ce n’était pas homme ordinaire […]. On parlait de lui comme de l’homme le plus astucieux et le plus rusé » . Il n’est pas précisé dans le roman que ce voïvode, le Vlad Dracul historique, avait été surnommé Vlad Tepes (Vlad l’Empaleur). Et, sorte de ruse de la raison romanesque, les vampires, dans le livre, sont les seuls à subir ce traitement proche de l’empalement que les spécialist­es en vampirolog­ie nomment transfixio­n. Lucy Westenra se voit piéger de cette façon. Son fiancé, Arthur Holmwood, lui enfonce

« un pieu à travers le corps », avant que Seward et Van Helsing ne parachèven­t le travail en coupant la tête de la malheureus­e, et en emplissant sa bouche d’ail. À la fin du roman, les trois soeurs, les épouses de Dracula, subissent un sort analogue des mains du professeur : « une besogne de boucher ». Et Dracula est transpercé par le couteau de chasse de Quincey Morris, acte peu conforme aux règles usuelles de la transfixio­n !

IDénouemen­ts

l faut beaucoup d’abnégation, de déterminat­ion et de ruse pour que le professeur Van Helsing, John Seward, Arthur Holmwood, Quincey Morris, Jonathan Harker et Mina parviennen­t à éliminer le comte. Ils tentent, tout d’abord, de le coincer à Carfax. Comme Jonathan a retrouvé les cercueils convoyés par le Demeter, Van Helsing y dépose une hostie, interdisan­t Dracula d’y séjourner. Malgré tout, ce dernier parvient à contaminer Mina et tente de s’emparer de son esprit. Le prédateur, devenu une proie et contraint de fuir, se retrouve en Russie, poursuivi par le petit groupe. Puis Van Helsing se rend au château du comte afin de lui couper toute retraite. Le piège se referme et Mina est sauvée. Hélas, Quincey Morris décède à la suite d’une rixe qui a suivi la mise à mort de Dracula. Personnage discret, mais actif, le Texan tient un grand rôle dans les dernières pages du roman. Sa fin héroïque conclut l’action. Une note en postface précise que le fils de Mina et de Jonathan, né le jour de la mort de l’Américain, a été prénommé Quincey.

En 1897, la mode est aux vampires comme l’attestent Le Sang du vampire, de Florence Marryat, et The Vampire, le tableau de Philip BurneJones. Comparé à Mary Shelley ou à Edgar Allan Poe, Bram Stoker publie d’autres fictions qui n’auront pas le succès de Dracula. Il écrit jusqu’à la fin de sa vie, assombrie par le décès d’Irving (1905) et des difficulté­s financière­s. Sa mort, le 20 avril 1912, des suites d’une maladie rénale, passe inaperçue, conséquenc­e du naufrage du Titanic qui accapare toute l’attention. Mais depuis le cinéma réveille périodique­ment ce vampire littéraire devenu star du septième art. 1. Bram Stoker, Personal Reminiscen­ces of Henry Irving, W. Heinemann, 1906-1907. 2. Bram Stoker, Dracula, in Dracula et Autres récits vampirique­s, traduit de l’anglais par François Morvan, Bibliothèq­ue de La Pléiade, 2019. Le volume comprend notamment Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu ou Le Sang du vampire de Florence Marryat. (Toutes les autres citations proviennen­t de cette édition).

 ??  ?? Christophe­r Lee dans le rôle de Dracula, en 1958.
Christophe­r Lee dans le rôle de Dracula, en 1958.
 ??  ?? Image extraite de Nosferatu le vampire, de F. W. Murnau (1922).
Image extraite de Nosferatu le vampire, de F. W. Murnau (1922).
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Portrait de Vlad Tepes, XVe siècle.
 ??  ?? The Vampire, de Philip Burne-Jones (1897).
The Vampire, de Philip Burne-Jones (1897).

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