DIANE DUCRET
Vous n’aurez pas le dernier mot
Pour un ruban volé chez Rousseau, combien de fessées chez Casanova !
Serais-je née au xviii e siècle, je serais tombée dans les bras de Casanova. Je ne peux résister à un type sachant jaser, vêtu d’une culotte et d’une redingote de velours, d’un gilet de brocart doré sur un jabot de dentelle. En qualité de mémorialiste, Casanova, c’est autre chose que Rousseau. Ce dernier, dans ses Confessions, désire se « montrer tout entier au public », quand le premier, dans ses Mémoires, lève à peine le voile sur une vie d’alcôves et d’interdits. Si l’on imagine les deux livres adaptés en série télé, Les Confessions, c’est Plus belle la vie, là où Histoire de ma vie, c’est Gomorra : « — Capitaine, Rousseau se dit prêt à tout balancer. — Alors, Jean-Jacques, comme ça, on veut tout avouer ? — Oui, j’avoue tout. Un peigne cassé, un ruban volé ! » Niveau bad boy, on repassera ! On attend des Mémoires qu’elles révèlent à notre curiosité malsaine les noirceurs d’une âme, afin de se rassurer sur la nôtre. Et avec Casanova, on n’est guère déçu. Ruptures violentes, coups de sang et passions échevelées, évasions spectaculaires de prison, procès, cavales, dans une Europe où la corruption s’étale sans vergogne au milieu des élégances les plus raffinées. Abbé, militaire, historien, antiquaire, homme de lettres, poète, violoniste, chimiste, magicien, espion : quand Giacomo entre dans une pièce, il lui faut dix chaises pour asseoir toutes ses personnalités.
Pour un ruban volé chez Rousseau, combien de fessées chez Casanova ! Bien sûr, pour aimer Jean-Jacques ou Giacomo, il faut renoncer à toute forme de féminisme. Les femmes sont des êtres qu’on aime, sur le chemin des Rêveries d’un promeneur solitaire ou du Soliloque d’un penseur – qu’on abandonne, surtout. Sans un mot, le plus souvent.
Mais une femme rachète toutes les autres par ses derniers mots. Giacomo rencontre sur sa route une mystérieuse aristocrate se faisant appeler Anne d’Arcy. Elle se cache pour échapper à son mari et à son beaupère, elle joue divinement du violoncelle. Il a trouvé son double. Il la surnomme Henriette. À Parme, les deux amants vivent trois mois d’une passion irrésistible. Mais la maîtresse est découverte. Tous deux fuient en Suisse. À Genève, après avoir traversé main dans la main le Mont-Cenis en chaise à porteurs, ils passent une dernière nuit à l’hôtel des Balances. Avant que Giacomo ne soit réveillé, Henriette grave à la pointe d’un diamant de sa bague, sur la vitre de leur chambre, ce message à son fol amour : « Tu oublieras aussi Henriette. » Partir avant d’être quittée, écrire les derniers mots pour ne pas être oubliée. Ce faisant, elle devenait l’être indépassable et inaccessible que la mémoire cherche sans cesse.
Je ne peux cacher avoir, depuis, essayé cette technique de rupture éprouvée. Mais au prix du carat, j’ai rechigné à bousiller ma seule bague. Optant pour la pointe d’un couteau, me voilà attaquant le carreau pour laisser d’inoubliables derniers mots à un fiancé italien, qui, de Casanova, commençait à virer un peu trop Don Juan, à mon goût. Cela prend un temps fou d’entamer du double vitrage ! Je manquais d’y laisser un doigt, et finis devant l’armoire à pharmacie à la recherche de pansements. Enfin, victoire ! On put lire ces mots triomphants vengeant toutes les femmes délaissées par les Giacomo de l’histoire : « Tu oublieras aussi Diane. » Erreur d’appréciation à cette heure matinale : j’étais chez moi ! L’Italien partit en maugréant, tandis que j’appelais le vitrier. Apparemment, les belles histoires se terminent plutôt à Genève !