SYLVAIN TESSON
Par les livres et par les champs
Seule la poésie est utile quand croît le péril
Oh oui chanter les grands espaces mais en cultiver un petit ». Souveraine recommandation de Virgile, au livre II des Géorgiques, dont Frédéric Boyer donne une traduction douce comme une après-midi de berger ! Deux mille ans plus tard, les écologistes font de l’injonction un slogan : « think global, act local ! ». Les êtres humains n’ont pas suivi ce conseil et dévasté le monde sans manifester le « souci de la Terre ».
Le xxi e siècle s’annonce sombre. Les bêtes disparaissent, le ciel se réchauffe, le fond de l’air s’effraie. Que faire ? On assiste à des levées de troupes fraîches. Elles usent de nouvelles méthodes de combat. Ces derniers temps, les végans agressent les bouchers, les enfants manifestent pour le climat, des défenseurs de la nature occupent la ZAD. La cause est juste, mais le mode opératoire pas toujours noble. Souvent, les militants desservent leur propre cause. Leurs excès sont le reflet inversé de la démesure contre laquelle ils luttent. Seule la poésie est utile quand croît le péril. On voudrait enjoindre aux âmes inquiètes d’ouvrir Virgile. Et de déclamer à haute voix cette déclaration d’amour, composée au
er siècle avant Jésus-Christ. L’empire se relevait i alors de guerres civiles. Le règne d’Octave commençait, et le poète savait que la violence entre les hommes ressemble aux affronts infligés à la nature.
Après avoir traduit la Bible, saint Augustin et le Kâmasûtra, Boyer continue, livre après chant, à accorder les textes-gouvernails à la tonalité de notre temps. Avec la traduction des Géorgiques, cet aède confirme que les textes se chantent. En musicien, il transmet les harmoniques du verbe, par-delà les siècles, jusqu’à l’ « envoûtement » de ceux qui le reçoivent « comme si tout était déjà trop tard » . « À quoi peut bien nous servir aujourd’hui un tel ouvrage », demande-t-il dans
la belle préface (qui vaut manifeste). Nous avons besoin d’un « chant adressé à notre usage de la terre et à notre vie commune ». Les Géorgiques sont le bréviaire de la vie totale. Le texte embrasse tout : « le souci des choses, des temps, des êtres, des territoires ». Virgile donne dans ce « livre étrange » un manuel de « l’activité pacifique agricole », en même temps qu’une rhapsodie à la beauté du monde, sa douceur, son équilibre. Le poète, berger des mots rassemble les bêtes, les hommes, les dieux, les arbres, les étoiles. Les phrases convergent au long des pages. Virgile convoque « les chèvres prédatrices », « l’olive grasse si chère à la paix », « les jeunes daphnés », « le safran rougeoyant », les abeilles « en ébullition » et la « joie des troupeaux ». À la scansion succèdent les conseils agronomiques, vétérinaires, « ce qui est à faire pour la terre », résume Boyer. Puis c’est la peinture de la bonne vie paisible où l’homme saura « admirer le spectacle des choses minuscules ». Plus tard, les lettrés qualifieront de virgiliennes ces existences pastorales où l’homme savait encore « paresser devant les grandes étendues ». Soudain, s’intercale le récit du mythe d’Orphée. Attention ! prévient Boyer dans son ouverture : « la tentation orphique » nous signale que la vie se joue ici et maintenant, dans ce « monde unique à habiter, et donc à contempler et à décrire » . Orphée a tort. Il n’y aura pas d’autre monde possible. D’où l’impératif d’aimer celui-ci, d’en vénérer la gloire.
Le monde de 2019, plus encore que sous l’empire, est un « char qui n’obéit plus ». Le souci de la Terre pourrait devenir l’hymne de conjuration face au désastre qui vient. Si l’on ne peut changer le cours des choses, il nous reste la proposition de Virgile et de Boyer : chanter, aimer, contempler, écrire et traduire. C’est cela habiter le monde en poète. Hölderlin a encore des frères.