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PHILIPPE DELERM

Le sens de la formule

- PHILIPPE DELERM

Il faut se résigner à son pouvoir : sa lumière lui est venue de toutes ces années

« Elle a dû être très belle. » On dit, on entend ça souvent. La phrase vient toujours très vite, comme si l’on éprouvait ainsi la nécessité de mettre une étiquette sur le mystère d’une révélation et d’un rayonnemen­t qui dérangent, prennent de court nos possibilit­és de classement, laissent flotter une séduction embarrassa­nte dont nous percevons mal les limites et les frontières.

En situant cette beauté exceptionn­elle dans une époque révolue, dans un temps vague où les soirées mondaines, les apparition­s des vedettes du cinéma se manifestai­ent sur papier glacé, dans un apparat somptueux mais rigide et presque carcéral, nous résolvons une énigme, et nous nous arrogeons la fausse subtilité d’une analyse apparemmen­t gratifiant­e, même si nous sentons bien que nous nous en tirons à bon compte. Car elle n’a pas dû être belle. Elle est toujours très belle, d’une beauté qui nous désarme en ne délimitant plus son champ d’action. Ce magnétisme, qu’il est commode de ranger dans le tiroir des charmes surannés, nous percevons qu’il émet ces ondes sur la planète Aujourd’hui.

On le sait en la voyant, on ne peut être belle profondéme­nt sans le vouloir. Mais, dans son cas, cette volonté-là n’a pas grand-chose à voir avec la peur, la crainte ou la mélancolie, avec les armes à double tranchant de la course contre le temps, les stigmates aisément décelable et redondant de la chirurgie esthétique. C’est ce qui

fascine, interpelle. Elle n’a pas lutté contre. Elle a cheminé pour décanter ce que tout son être révèle sans donner la moindre clé : non pas sa différence mais sa singularit­é. D’ailleurs, nous ne sommes pas sûrs qu’elle était si belle autrefois, pas en proportion en tout cas de ce qu’elle est. Si nous pouvions voir des photos, des images filmées de sa jeunesse, nous serions surpris de la voir presque banale. En fait, malgré le rassurant « elle a dû être très belle » que nous jetons en paravent pour simplifier les codes, nous pressenton­s qu’elle n’était pas si parfaite. Il faut se résigner à son pouvoir : sa lumière lui est venue de toutes ces années. Il est bien normal que quelques mots précipités nous soient venus pour dissiper une admiration proche de la gêne. Car sa présence met à mal ce qu’il y a en nous de plus politiquem­ent correcte : notre conscience du temps, l’idée à la fois rassurante et angoissant­e que tout se passe et se défait, qu’il y a là la seule égalité possible entre les hommes.

Le sens que nous prêtons à la beauté d’un homme, d’une femme, c’est le désir. Exister dans le regard de l’autre, rester désirable, cela nous le concevons sans peine. Mais, avec celle dont nous disons qu’« elle a dû être très belle », nous sentons bien qu’il s’agit d’autre chose. Une espèce de décantatio­n et d’harmonie nées de ce qui d’ordinaire flétrit : le passage des jours, devenu chez elle le contraire d’une usure, une confirmati­on de soi à soi. Elle n’a plus à séduire. Elle éclaire et séduit. Elle est comme un désir de son voyage. Pour rien. Pour nous. Pour elle. Pour la vie.

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