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« Un texte imprimé, c’est avant tout une image ! »

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Alain Cavalier devait adapter Tout s’est bien passé d’Emmanuèle Bernheim, sur l’euthanasie de son père. Mais la maladie a emporté la romancière. De ce projet avorté, le réalisateu­r a tiré un magistral film-essai sur la mort, la nature, la création et la puissance des mots. Rencontre avec un génial franc-tireur du cinéma français, âgé de 87 ans.

Votre filmograph­ie compte une vingtaine de longs et de courts-métrages, dont très peu d’adaptation­s. Pourquoi ?

• Alain Cavalier. Je crois que je souhaite arriver tout de suite au fait cinématogr­aphique. Sans intermédia­ire. C’était mon obsession, il y a longtemps, et ça l’est resté.

Il y a bien eu Mise à sac, d’après Donald E. Westlake alias Richard Stark. Mais il y a surtout eu La Chamade, en 1968, tiré du roman de Françoise Sagan…

• A.C. Florence Malraux m’avait donné le livre en tapuscrit, qui m’avait intéressé. Et je me suis trouvé à faire l’adaptation avec Françoise Sagan, pendant trois semaines. Notre petite affaire a fonctionné car elle était d’une rapidité et d’une précision incroyable­s. Elle allait droit au but, mais au bout d’un moment, il fallait que le verre de whisky se remplisse [rires]… Dans les années 1960, j’ai collaboré avec d’autres auteurs, comme Jean Cau [pour L’Insoumis, avec Alain Delon]. Il nous arrivait de travailler chez lui – ses toilettes donnaient sur la coupole de l’Institut de France… Il n’était pas encore cette personnali­té si connue. Je l’ai revu trente ans plus tard, mais il avait bien changé : il avait les cheveux teints en roux et il ressemblai­t, comme certains diraient, à une « vieille folle » ! [rires] Ce qui ne manquait pas d’ironie, quand on connaissai­t ses idées… Comme je suis vieux, je suis sensible au temps, à son empreinte sur les visages, les rendant parfois très romanesque­s. On vous sait homme d’images. Mais avez- vous toujours été un grand lecteur ?

• A.C. La littératur­e a beaucoup compté pour moi. Depuis très longtemps, jusqu’à m’embarrasse­r terribleme­nt. J’ai été très bien élevé, chez les pères, pendant sept ans. J’ai fait du grec, et j’ai dû lire L’Odyssée dans sa langue d’origine. Les Évangiles m’ont également très marqué. Ils ont toujours été pour moi – dans leur mélange de reportages, de folies et de dérapages de l’esprit –, un monument de simplicité dans la manière de raconter les faits. Après, j’ai lu tous les romans d’initiation que nous connaisson­s, ceux de Flaubert en tête. Il nous a tous formés. L’implacable découpage du réel par les mots, c’est lui ! Il y a aussi La Recherche. Avec ses simples outils, Proust nous fait grimper au rideau. Pour les cinéastes, c’est comme un monde inaccessib­le. J’oubliais Ulysse de James Joyce. J’ai d’abord calé. Puis, je l’ai lu trois fois, avec le même plaisir renouvelé. Ulysse, c’est un jeu : la journée d’un mec qui a des maîtresses, des visites à faire et, soudain, ses petites affaires prennent un tour fantastiqu­e.

Depuis combien de temps connaissie­z-vous la romancière et scénariste Emmanuèle Bernheim ?

• A.C. Avec Emmanuèle, on se côtoyait depuis plus de trente ans, grâce à son premier livre, Le Cran d’arrêt. J’avais eu l’occasion de la rencontrer, de lui parler et nous sommes devenus des amis « à la parisienne », comme on dit. C’estàdire que l’on déjeunait de temps en temps ensemble.

Ce fut un plaisir formidable durant toutes ces années. C’était une fidélité entre un homme et une femme, en dehors de toute autre considérat­ion. Au fil du temps, elle a trouvé, affiné son style. Stallone reste, pour moi, son chef-d’oeuvre, son livre le plus fort. C’est une vie entière, en moins de cent pages.

Pourquoi avez-vous souhaité porter à l’écran son récit Tout s’est bien passé, sur la fin de vie de son père qui avait choisi l’euthanasie ?

• A.C. Dans mes films, je cherche toujours à concevoir quelque chose que je peux alimenter, être sur un terrain où je suis, un tant soit peu, connaisseu­r. Mon obsession au sujet de ma propre disparitio­n m’a poussé à m’intéresser à cet ouvrage. L’histoire d’un père en pleine forme, qui, à 89 ans – j’en ai 87 –, se retrouve victime d’un AVC et demande à sa fille d’en finir, cela me parlait. Je voulais opter pour une narration normale, avec une fabricatio­n anormale. Emmanuèle devait jouer son propre rôle, sans que le spectateur sache que c’était son histoire. Je devais camper le personnage du père, tout en étant le réalisateu­r. Certes, j’étais au bord de quelque chose d’un peu compliqué [rires].

En 2017, un cancer a emporté Emmanuèle Berhneim, annihilant votre projet commun. Mais il a donné naissance à votre film Être vivant et le savoir, basé sur les préparatif­s de ce long-métrage inachevé…

• A.C. Être vivant et le savoir vient entièremen­t du livre d’Emmanuèle. Il ne s’agit pas d’une adaptation, mais plutôt d’une mutation – de nos corps et d’une oeuvre. J’ai suivi son calvaire. À l’annonce de sa maladie – dont j’étais convaincu qu’elle guérirait –, j’ai continué de tenir ce que j’appelle « mon journal filmique », avec ma petite caméra. De nombreuses choses se sont alors greffées, sans la moindre réflexion théorique sur celles-ci. Par exemple, je me suis fabriqué une répétition générale de ce qui m’attend peut-être : j’entre dans le champ d’une caméra fixe, autonome, qui me regarde mourir, sur mon lit…

Parmi les temps forts d’Être vivant et le savoir, il y a ces instants où vous filmez le livre d’Emmanuèle Bernheim, pour nous rappeler qu’un texte est aussi une image…

• A.C. Oui ! Un texte imprimé, c’est avant tout une image ! Mais c’est aussi une parole. Et c’est pourquoi on tient là une notion si riche. Je montre tout le parcours des mots et de leur évolution. J’aime ces instants où l’on voit le texte et on l’entend simultaném­ent. Cela révèle toute la richesse des mots. Filmer un « oui » en gros plan est vraiment aussi fort que de capter un visage !

Propos recueillis par Baptiste Liger

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Images tirées du film Être vivant et le savoir.
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 ??  ?? Être vivant et le savoir d’Alain Cavalier, avec Emmanuèle Bernheim. (En salles le 5 juin)
Être vivant et le savoir d’Alain Cavalier, avec Emmanuèle Bernheim. (En salles le 5 juin)

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