Voir Raspail dans l’oeil de son voisin
Bourlingueur philanthrope, Jean Raspail, 93 ans, reste surtout connu pour Le Camp des saints, qui lui vaut autant d’admirateurs que d’adversaires l’accusant de tous les maux. La publication de son nouveau roman, La Miséricorde, est-elle l’occasion de lui donner l’absolution ?
C’est avant tout un aventurier qui aura consacré trente ans de sa vie à sillonner des pays lointains
Jean Raspail n’a pas toujours fait fuir les belles âmes. En 1986, quand il avait publié Qui se souvient des hommes…, épopée mélancolique sur la disparition des Alakalufs en Terre de Feu, personne n’y avait rien trouvé à redire. Télérama avait salué « un long cri magnifique de fraternité » et l’explorateur moustachu avait décroché le très consensuel prix du Livre-Inter. Raspail, c’est avant tout un aventurier qui aura consacré trente ans de sa vie à sillonner des pays lointains à la rencontre de peuples en voie d’extinction. Sauf que Raspail, c’est aussi l’auteur poil à gratter du Camp des saints, ce qui, tout de suite, passe moins bien. Rappelons-en le sujet : un million de migrants venus d’Inde s’échouent sur la Côte d’Azur, le gouvernement est désemparé et tous les habitants fuient, à l’exception d’une poignée d’irréductibles Gaulois ( dont un professeur de lettres à la retraite, un duc, un propriétaire de bordel et un Français de Pondichéry) qui tentent de résister aux envahisseurs. Passé sous silence par la plupart des médias à sa sortie en 1973, éreinté par Le Figaro, cette « allégorie » apocalyptique a connu une postérité incroyable qui en fait désormais un classique (certes controversé).
UN APÔTRE FRONTISTE ?
Traduit aux États-Unis dès 1975, Le Camp des saints fut offert à Ronald Reagan au début des années 1980 par Alexandre de Marenches, alias Porthos, le truculent chef du contreespionnage français. Reagan ne fut pas le seul Américain à être impressionné par le livre : Samuel Huntington le citait dans Le Choc des civilisations en 1996, Steve Bannon y fait encore référence aujourd’hui. Chez nous, Marine Le Pen s’enorgueillit d’en posséder une édition originale dédicacée, et dit l’avoir lu et relu. Cela suffit-il à faire de Raspail un apôtre frontiste ? Non. Aucune personnalité politique actuelle ne trouve grâce aux yeux de cet admirateur du « Grand Charles », qui refuse d’être associé à l’extrême droite – il préfère se déclarer « ultra-réactionnaire ». Tonton flingueur, il aime bien ruer dans les brancards. En 2004, la Licra l’avait attaqué à la suite de « La patrie trahie par la République » , une tribune parue dans Le Figaro où il se désolait de « l’immolation d’une certaine France » au son du « tam-tam lancinant des droits de l’homme ». En 2011, la réédition en grand format du Camp des saints avait
été l’occasion de nouveaux coups d’éclat (ou provocations, c’est selon). Toujours impeccable dans sa cravate et sa veste autrichienne, Raspail avait donné des interviews musclées où, lanceur d’alerte des civilisations qui meurent, il martelait ce basculement qui le chiffonne : qu’en 2050, 50 % de notre population active serait d’origine extra- européenne. Plusieurs journalistes avaient crié au racisme (Daniel Schneidermann dans Libération, Aude Lancelin dans L’Obs), ce qui n’avait pas suffi à refroidir l’enthousiasme des lecteurs, au contraire : en quelques mois, 45 000 exemplaires avaient trouvé preneurs. Depuis, Le Camp des saints continue son bonhomme de chemin…
« BERNANOSIEN » EN DIABLE
On ne dirait rien de Raspail si on n’insistait pas sur son royalisme, primordial dans plusieurs de ses livres – notamment dans Le Roi au-delà de la mer ou Sire, épatant polar légitimiste situable entre Maurice Leblanc et Barbey d’Aurevilly. Le royalisme allant de pair avec le christianisme, la religion et l’Église sont tout aussi essentielles chez lui – citons L’Anneau du pêcheur.
De quoi est-il question dans La Miséricorde,
le roman que Raspail vient de faire paraître ? D’un prêtre qui, en 1954, assassine sa maîtresse et leur enfant qu’elle porte. Cinquante ans après les faits, le narrateur retrouve l’assassin qui, libéré de prison, est devenu un vieux confesseur particulièrement apprécié de ses pénitents… Ce livre « bernanosien » en diable, Raspail l’a commencé en 1966. Il l’a repris plusieurs fois, mais n’a jamais réussi à le terminer. C’est donc un texte inachevé qui est ici publié, preuve qu’il n’est pas le donneur de leçons définitives que ses ennemis voudraient qu’il soit, mais un homme qui continue de douter malgré son immense carrière. Couronné de nombreux prix, il ne lui aura manqué qu’une élection à l’Académie française, à laquelle il s’est porté candidat plusieurs fois. En 1993, le Quai Conti lui avait préféré Albert Decourtray, archevêque de Lyon. Être battu par un prélat n’avait pas dû être pour lui déplaire. Peu importe que lui ne soit pas devenu immortel, puisque son oeuvre lui survivra ? Louis-Henri de La Rochefoucauld