« Il faut faire de l’élitisme pour tous »
Ministre de la Culture de mai 2017 à octobre 2019 et directrice des éditions Actes Sud, Françoise Nyssen revient aujourd’hui, dans un livre, sur sa vie, son parcours professionnel et, surtout, sur son expérience rue de Valois. L’occasion, aussi, de revend
La vie change souvent à la suite d’un simple coup de fil qui, au fond, n’a rien de banal. Quelle ne fut pas la surprise de Françoise Nyssen lorsque, le 15 mai 2017, elle reçut un appel du président Emmanuel Macron lui demandant une rencontre au plus vite. Les choses s’accélèrent et, dès le lendemain, il lui propose de devenir ministre de la Culture – une offre qu’elle décline dans un premier temps, avant de l’accepter. La nomination fut effective le 17 mai et l’ex-directrice des éditions Actes Sud occupa ce poste durant dix-sept mois. De cette expérience, Françoise Nyssen tire aujourd’hui un document, Plaisir et Nécessité, dans lequel elle revient naturellement sur les coulisses du pouvoir, les événements que le gouvernement a dû affronter, les critiques face à l’action (ou l’inaction) politique, ou encore sur la réalité des hommes, en tant qu’individus, derrière la fonction ministérielle.
Au-delà des anecdotes et de quelques révélations sur sa vie d’avant (ses jeunes années en Belgique, sa passion pour l’architecture, l’essor d’Actes Sud, ses mariages, la mort de son fils Antoine…), l’ancienne occupante de la rue de Valois dresse ici le bilan de cette année et demie au coeur du pouvoir, entre fierté et déceptions, joie et regrets. Assumant ses convictions dans différents domaines ( égalité homme- femme, défense de l’environnement…), Françoise Nyssen revendique également un « droit à la culture » qui lui est cher et qui peut prendre bien des formes. Entretien.
En quoi la fonction de directrice d’une maison d’édition diffère-t-elle de celle de ministre, en tant que passeur de culture ?
• Françoise Nyssen. Être ministre, c’est travailler dans l’intérêt général. Et le but est au fond le même lorsque l’on travaille dans l’édition, tout en sachant, naturellement, qu’on a une entreprise et qu’il faut donc assurer sa survie ainsi que celle de l’équipe. La grande différence avec la sphère publique, c’est qu’on arrive à se faire financer et qu’il n’y a pas de souci de ce côté- là. Au ministère, la démarche est celle de l’accompagnement et de la décision. On détermine une politique, des actions, on répond aux problématiques qui se posent et l’on est sans cesse dans
l’action. Les fonctions étatiques nous imposent d’être responsables vis-à-vis de l’ensemble des citoyens et non d’un plus petit groupe bien déterminé. Cette notion de responsabilité est beaucoup plus étendue. Il faut aller davantage à la rencontre des gens, pouvoir apporter une réponse à leurs griefs, quels qu’ils soient. Lorsque j’étais ministre, je prenais soin d’être non pas dans une politique qui vienne d’en haut, mais qui parte de ce qui se fait déjà, et de l’accompagner le mieux possible. Rapidement, un fait m’a sauté aux yeux, dont je n’avais pas saisi la portée en restant dans l’édition : il y a un énorme problème d’accès à la culture.
Pouvez-vous nous préciser cela ?
• F.N. La France, et c’est une richesse, compte nombre d’acteurs, d’artistes et d’établissements culturels – bibliothèques, musées, salles de concert, théâtres, cinémas… Pourtant, tout le monde ne peut en profiter, loin de là, pour de multiples raisons – éloignement géographique, blocage psychologique, assignation à résidence pour des raisons économiques ou de transports… L’ensemble des politiques que j’ai menées ont été cohérentes là-dessus. Aussi bien par le biais de mes fonctions ministérielles que par celui de la maison d’édition, j’ai toujours défendu les droits des créateurs et leur rémunération, qui se trouvent bouleversés avec l’essor des grands acteurs du numérique et nos changements d’usages, aussi bien en France que chez nos voisins.
Faudrait-il davantage rapprocher les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture ?
• F.N. Avec Jean-Michel Blanquer, nous les avons rendus très proches. J’ai fait partie du Haut Conseil de l’Éducation artistique et culturelle pendant sept ans. Là-bas étaient identifiées toutes les pratiques dans ce domaine et l’on émettait des préconisations auprès des autorités. Mais le plus difficile restait de caler un rendez-vous pour s’entretenir avec les deux ministres ! Dès mon premier Conseil des ministres, je suis allée voir Jean-Michel Blanquer et l’ai invité rue de Valois. Nous avons déjeuné ensemble, constaté qu’il nous fallait collaborer activement ; en nous quittant, nous avions déjà lancé le projet de « La rentrée en musique ». Notre premier acte concret vient de là. Nous avons ensuite réuni l’ensemble des acteurs de nos ministères sur le territoire – les recteurs et rectrices, directeurs et directrices des différentes DRAC –, leur demandant de travailler ensemble pour faire émerger cette politique.
Peut-on, selon vous, concilier la « culture pour tous » et la culture dite de « l’excellence » ?
• F.N. Absolument. Car il faut faire de l’élitisme pour tous. En France, vous avez d’un côté l’ENA et d’autres grandes écoles, où les élites sont formées ; de l’autre, il y a les universités. En Belgique, d’où je viens, ce double système n’existe pas. Tout le monde a la capacité d’accéder à de hautes fonctions. N’oublions pas que ce sont nos enfants qui formeront les futures élites. À ce titre, je ne pense pas qu’il y ait une dichotomie entre la culture pour tous et l’exigence, la qualité. J’en veux pour preuve ce que nous faisons à Arles en matière de vie culturelle, en y accueillant de très grands artistes. Faire venir une oeuvre iconique sur un territoire, c’est redonner quelque chose aux gens de ce lieu. Il faut établir l’excellence au plus près de chacun. L’idée du pass Culture, je l’ai imaginée dans ce sens…
Justement, le pass Culture avait été expérimenté en Italie, où ses résultats avaient été contrastés, certains bénéficiaires de celui-ci n’utilisant ce procédé que pour se livrer à de la revente…
• F.N. Il faut toujours aller voir comment procèdent les autres. Et analyser, comparer, en tirer les conséquences. Qui peut se targuer d’avoir la vérité intrinsèque ? J’avais rencontré Dario Franceschini, ministre de la Culture de Matteo Renzi – que j’ai décoré ! – et par ailleurs écrivain. Le pass, dans son pays, était davantage axé sur la consommation. Or, j’ai un problème avec cette notion, lorsqu’elle est dominante, en matière culturelle. Nous sommes plutôt des usagers de la culture, des praticiens aussi. Nous nous enrichissons par celle-ci. Aussi, avec la start-up que nous avons créée au sein du ministère – oui, c’est possible ! –, nous avons imaginé une application géolocalisée permettant à chacun d’être au courant des manifestations culturelles se déroulant à proximité. Il faut favoriser cette connaissance et tout ce qui est pratique – les pièces de théâtre, les expositions, les rencontres, les concerts… J’aime aussi cette idée d’offrir un peu de culture aux jeunes pour leurs 18 ans, ce moment du passage symbolique dans l’âge adulte.
Lors du mouvement des Gilets jaunes, n’avez-vous pas été heurtée par l’absence absolue de revendications quant à la culture et à l’activité culturelle ?
• F.N. Oui, bien sûr. Mais je l’explique par le fait que beaucoup de gens n’ont pas été bercés par la culture dès leur plus jeune âge et, dès lors, n’ont pas cette boussole, cet éveil au sensible pourtant essentiel. Je suis intimement convaincue que, lorsqu’il y a quelque chose de douloureux en soi et qu’on ne possède pas la capacité de l’exprimer par une pratique artistique – quelle qu’elle soit –, cette douleur reste, grandit et finit par s’exprimer en premier par la violence.
Propos recueillis par Baptiste Liger