Le Ressac
D’aucuns voyagent dans leur vie comme dans le compartiment d’un train à la destination vague. Qu’ils aient faim, ils attendent qu’on les nourrisse. Qu’ils aspirent à jouir d’un plaisir ou d’une situation, ils espèrent que les circonstances leur seront favorables. Primo, dès son plus jeune âge, se montra déterminé à ne suivre que son propre mouvement. Il s’entendit à agir en sorte qu’il incarnât à la fois l’affirmation du hasard et son fruit, l’appétit et sa satiété, le soleil et sa chaleur dorée. Il fut dans l’ensemble à lui seul la locomotive, la direction et les rails de son destin. Et si ce train emporta des passagers, il faut reconnaître qu’ils étaient, pour la plupart, Primo lui-même. J’en fus seule le témoin et l’actrice inconsciente, la passagère clandestine, le combustible secret.
Bien qu’il montrât en toute chose une aptitude exceptionnelle, la feinte humilité ne faisait pas partie de celui qui deviendrait mon amant. C’est tout naturellement qu’il eut le bon sens de ne pas ternir par une modestie forcée une vérité trop éclatante : celle de son génie. À quoi lui servirait cette intelligence hors du commun ? Il méprisait le pouvoir et les discours. Il n’avait ni pour l’humanité de projet grandiose ni le désir d’un progrès universel. Ce génie, il ne le voulait que pour lui-même, et pour cette chose rare, vaporeuse et insaisissable que l’on appelle parfois le bonheur.
Lorsqu’il décida de donner à sa vie un tournant spectaculaire, je me trouvais à son service comme secrétaire particulière. Je fus l’assistante passive de découvertes auxquelles je ne compris d’abord rien. La seule chose qui m’apparaissait évidente était mon attachement chaque jour plus sensible à mon amant et maître. Aujourd’hui, il me semble que je tombai amoureuse de lui dès le premier regard, mais il s’est tant amusé à déconstruire la logique de l’amour que je ne peux rien affirmer. Je me rappelle surtout ce visage noble aux traits charmants, ses yeux couleur d’ambre mûr, sa bouche mince et souriante surmontée d’une fine moustache, taillée avec soin.
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Peu après trente ans, Primo cessa de vieillir, car il ne voyait pas d’utilité à ce phénomène. Aussi, parvenu dans la force de l’âge et ayant atteint une maturité physique et intellectuelle hautement satisfaisante, renversa-t-il le cours des choses à son avantage. Cette entreprise d’insoumission lui coûta en vérité peu d’efforts, et la facilité de sa réalisation le déconcerta même un peu. La suspension de sa finitude, outre qu’elle revêtait en soi une forme d’idiotie, s’accompagnait d’une foule de désagréments pratiques qui limitaient l’expression de ses capacités. L’achronologie s’imposa alors comme une suite logique. Vivre sa vie dans le désordre, libérée de la dictature linéaire du temps, voilà qui était à la hauteur de ses ambitions. Ainsi, tout serait éternellement encore à vivre.
La nature même de l’achronologie rend difficile la datation exacte de son commencement. Primo, qui possédait une mémoire exceptionnelle, n’eut jamais besoin de prendre des notes. Pour ma part, je me contentais d’écrire des courriers sous sa dictée, de trottiner d’un bout à l’autre de Paris pour son service et de lui retirer ses chaussures le soir venu, libérant de chaussettes en fil d’Écosse ses orteils blancs et délicats. Il subsiste donc peu de traces écrites concernant l’avancement de ses travaux, si ce n’est quelques croquis dont la finesse d’exécution ne livre pas pour autant les secrets qui lui permirent de s’immiscer entre les lignes du temps, afin de les redessiner dans une disposition nouvelle, personnelle et anarchique.
Je tenais pourtant à son insu une sorte de journal où j’évoquais surtout les sentiments qu’il m’inspirait. Malgré moi, j’y laissai la trace de discrets événements achronologiques. J’ai toujours considéré cette période comme le point de départ du bouleversement temporel qui changerait ma vie. Au cours de l’hiver de cette année-là, nous nous étions éloignés de l’agitation de la ville pour nous délasser quelques jours à la campagne. Voici ce que je rapportai dans mon journal :
« Me suis éveillée ce matin avec une merveilleuse sensation de plénitude. La voix de Primo, puissante et mélodieuse, montait de l’étage au-dessous. Un air vif et pur entrait par la fenêtre, à peine entrouverte. Cette douce fraîcheur, tandis que mon corps baignait encore dans la tiédeur des draps, me rappela les jours passés ensemble au bord de la mer. C’est tout à fait comme si j’y avais été hier, me dis-je, en en sentant tous les bienfaits. Mais aussi brusquement, j’en suis venue à douter de la réalité de ce voyage. Ai-je bien été sur cette plage d’Italie ? Avons nous joué dans les vagues ? Je suis si peu fiable avec mes propres jugements… Peut-être ai-je, dans les dernières heures de la nuit, fait un rêve dont la force d’évocation me le fait croire réel ? »
Une fois revenue à Paris, je m’étonnai de me découvrir de fraîches marques de maillot de bain en plein mois de janvier, mais mon insouciance reprit vite le dessus. Je compris plus tard que mon instabilité naturelle faisait de moi un sujet idéal pour l’expérimentation achronologique.
Je venais de vivre ma quarante-deuxième année bien avant d’avoir vingt-cinq ans, sans le savoir. Le temps avait commencé à se découdre. Je vivais instinctivement chaque instant comme le dernier, surprise que mon ravissement ne faiblît pas. Il m’arrivait de trembler lorsque Primo sortait acheter ses cigarettes ; pour une raison obscure je craignais sans cesse de ne pas le revoir. Peut-être que je pressentais déjà qu’il pouvait disparaître à tout moment.
« PEU APRÈS TRENTE ANS, PRIMO CESSA DE VIEILLIR »