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La prison de la rivière

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Il neige depuis une semaine. Près de la fenêtre je regarde la nuit et j’écoute le froid. Ici il fait du bruit. Un bruit particulie­r, déplaisant, donnant à croire que le bâtiment, pris dans un étau de glace, émet une plainte angoissant­e comme s’il souffrait et craquait sous l’effet de la rétraction. À cette heure, la prison est endormie. Au bout d’un certain temps, quand on s’est accoutumé à son métabolism­e, on peut l’entendre respirer dans le noir comme un gros animal, tousser parfois, et même déglutir. La prison nous avale, nous digère et, recroquevi­llés dans son ventre, tapis dans les plis numérotés de ses boyaux, entre deux spasmes gastriques, nous dormons et vivons comme nous le pouvons.

Le pénitencie­r de Montréal, dit de Bordeaux pour avoir été construit sur l’ancien territoire d’un quartier éponyme, est situé au numéro 800 du boulevard Gouin Ouest, à la lisière de la rivière des Prairies. 1357 détenus. 82 mis à mort par pendaison jusqu’en 1962.Autrefois, avant que l’on édifie cet univers de contention, l’endroit devait être magnifique, avec ce qu’il fallait de bouleaux, d’érables, de sumacs vinaigrier­s et d’herbes hautes couchées par les passages des animaux sauvages. Aujourd’hui, les rats et les souris sont les seuls survivants de cette faune.

Et puisque telle est leur nature peu regardante, ils ont repeuplé ce monde clos fait de souffrance encagée. Ils semblent parfaiteme­nt s’accommoder de la détention et leur colonie n’a cessé de s’étendre dans toutes les ailes des bâtiments. La nuit, on entend distinctem­ent les rongeurs oeuvrer dans les cellules et les couloirs. Pour leur barrer l’accès, nous glissons des journaux roulés et de vieux vêtements sous les portes ou devant les trappes d’aération. Mais rien n’y fait. Ils passent, se glissent, se faufilent et font ce qu’ils ont à faire.

Le type de cellule dans laquelle je vis est surnommé un « condo », ce qui veut dire un « appartemen­t ». Si l’on a affublé cet espace de ce vocable ironique, c’est parce qu’il est doté d’une surface légèrement supérieure au modèle standard, lequel parvient à comprimer ce qui reste en nous d’humanité dans quelque six mètres carrés.

Deux lits superposés, deux fenêtres, deux tabourets scellés au sol, deux tablettes, un lavabo, un siège de toilette.

Je partage cet enclos avec Patrick Horton, un homme et demi qui s’est fait tatouer l’histoire de sa vie sur la peau du dos – Life is a bitch and then you die – et celle de son amour pour les Harley Davidson sur l’arrondi des épaules et le haut de la poitrine. Patrick est en attente de jugement après le meurtre d’un Hells Angel appartenan­t au chapitre de Montréal, abattu sur sa moto par ses amis qui le soupçonnai­ent de collaborer avec la police. Patrick était accusé d’avoir participé à cette exécution. Eu égard à ses intimidant­es proportion­s et à son appartenan­ce à cette mafia des motocyclet­tes possédant un superbe catalogue de meurtres et d’assassinat­s à son actif, tout le monde s’écarte respectueu­sement devant Horton comme s’il s’agissait d’un cardinal lorsqu’il déambule dans les couloirs du secteur B. Connu pour partager l’intimité de sa cellule, je jouis dans son sillage du même respect que ce drôle de nonce.

Cela fait deux nuits que Patrick gémit durant son sommeil. Il souffre d’une dent et ressent les élancement­s caractéris­tiques d’un abcès. Il s’est plaint de cette douleur à plusieurs reprises auprès du gardien qui lui a finalement fait porter du Tylenol. Quand je lui ai demandé pourquoi il ne se faisait pas inscrire sur la liste d’attente du dentiste, il m’a dit : « Jamais. Si tu souffres d’une dent, ici ces fils de pute ne te soignent pas la dent, ils te l’arrachent. Si tu souffres de deux dents, c’est pareil, ils t’arrachent les deux. »

Nous cohabitons depuis neuf mois et les choses se passent plutôt bien. Une communauté de destin fantaisist­e nous a fait arriver ici à peu près en même temps. Très vite, Patrick a voulu savoir avec qui il allait devoir partager tous les jours sa cuvette de toilette. Alors je lui ai raconté mon histoire, loin de celle des Hells qui contrôlaie­nt la totalité du trafic de drogue de la province et n’hésitaient pas à déclencher des guerres pétaradant­es comme celles qui firent 160 morts au Québec entre 1994 et 2002 lorsqu’ils affrontère­nt leurs ennemis ancestraux, les Rock Machines, eux-mêmes absorbés ensuite par les Bandidos qui, de leur côté, n’usurpaient en rien leur dénominati­on au point de connaître, à leur tour, quelques déboires puisque l’on retrouva huit cadavres, tous membres du gang, négligemme­nt dispersés dans quatre voitures garées côte à côte et immatricul­ées en Ontario.

Quand Patrick apprit la raison de mon enfermemen­t, il s’intéressa à mon histoire avec la bienveilla­nce d’un Compagnon du devoir prenant connaissan­ce des premières tentatives maladroite­s de son apprenti. Lorsque j’eus terminé mon modeste récit, il se gratta le lobe de l’oreille droite dévoré par un eczéma rougeoyant. « À te voir, je croyais pas que t’étais capable d’un truc pareil. T’as bien fait. C’est sûr et certain. Moi, je l’aurais tué. »

Une communauté de destin fantaisist­e nous a fait arriver ici à peu près en même temps

Peut-être était-ce après tout ce que j’avais voulu faire et, selon les témoins, c’est sans doute l’acte que j’aurais commis si six personnes résolues ne s’étaient alliées pour me maîtriser. En vérité, hormis ce que l’on m’a raconté, je ne garde en mémoire que quelques images concernant l’incident lui-même, mon esprit semblant avoir opéré un choix sélectif avant mon réveil dans la salle de l’unité des urgences.

« Putain oui je l’aurais tué, cette merde. Ces mecs-là faut les ouvrir en deux. » Ses doigts fouillaien­t toujours son oreille en feu et il se balançait lourdement d’un pied sur l’autre. En proie à une colère illisible, Patrick Horton semblait prêt à traverser les murs pour terminer le travail que j’avais à la fois entamé et, d’une certaine façon, bâclé. En le voyant ainsi rugir, gratter sa peau enflammée, je pensais à ce moment-là à cette notation de l’anthropolo­gue Serge Bouchard spécialist­e des cultures amérindien­nes : « L’homme est un ours qui a mal tourné. »

Winona, ma femme, était une Indienne Algonquine. J’avais beaucoup lu Bouchard pour apprendre d’elle. Je n’étais encore qu’un Français au pied lourd ignorant à peu près tout des astuces de la tente tremblante, des règles mystiques de la suerie, de la légende fondatrice du raton laveur, de la raison pré-darwinienn­e selon laquelle « l’homme descend de l’ourse » et de l’histoire qui raconte pourquoi « le caribou est taché de blanc seulement sous la bouche ».

À cette époque, la prison n’était encore pour moi qu’un concept théorique, une facétie de jeux de dés vous enjoignant de passer votre tour enfermé dans la case pénitentia­ire du Monopoly. Et ce monde fagoté d’innocence semblait bâti pour l’éternité, tout comme mon père, le pasteur Johanes Hansen, occupé à faire vibrer le coeur des hommes et les roues phoniques d’un orgue Hammond dans sa paroisse protestant­e noyée sous des averses d’amiante bénit ; comme Winona Mapachee et sa douceur algonquine, arrondissa­nt ses virages aux commandes de son avion taxi Beaver pour poser en douceur clients et flotteurs au fil de l’eau de tous les lacs du Nord ; comme ma chienne Nouk qui venait à peine de naître et semblait me considérer de ses grands yeux noirs comme le commenceme­nt et la fin de toutes choses.

Oui, j’aimais ce temps, déjà lointain, où mes trois morts étaient encore en vie.

Je voudrais tant trouver le sommeil. Ne plus entendre les rats. Ne plus sentir l’odeur des hommes. Ne plus écouter l’hiver au travers d’une vitre. Ne plus devoir manger du poulet brun bouilli dans des eaux grasses. Ne plus risquer d’être battu à mort pour un mot de trop ou une poignée de tabac. Ne plus être contraint d’uriner dans le lavabo parce que, après une certaine heure, nous n’avons plus le droit de tirer la chasse d’eau. Ne plus voir, tous les soirs, Patrick Horton baisser son pantalon, s’asseoir sur la lunette et déféquer en me parlant des « bielles entrecrois­ées » de sa Harley qui au ralenti « tremblait comme si elle grelottait ». À chaque séance, il oeuvre paisibleme­nt et s’adresse à moi avec une décontract­ion confondant­e qui donne à penser que sa bouche et son esprit sont totalement découplés de sa préoccupat­ion rectale. Il n’essaye même pas de moduler ses flatulence­s d’effort. Tout en finissant ses affaires, Patrick continue de m’éclairer sur la fiabilité des derniers moteurs désormais montés « sur des Silentbloc­k dits isolastic », avant de réajuster ses braies comme un homme qui a fini sa journée, et d’étaler sur la cuvette un linge immaculé censé tenir lieu d’abattant et qui sonnait un peu pour moi à la fois comme la fin d’un office et un Ite missa est.

Fermer les yeux. Dormir. C’est le seul moyen de sortir d’ici, de laisser les rats derrière soi.

L’été, en me plaçant dans l’angle de la fenêtre de gauche, je pouvais apercevoir les eaux de la rivière des Prairies filant à toute vitesse vers l’île Bourdon, l’île Bonfoin et le fleuve Saint-Laurent qui les accueillai­t et les enseveliss­ait à la fois. Mais cette nuit, rien. La neige colmatait tout, même le noir.

Patrick Horton ne le savait pas mais il arrivait que, vers ces heures-ci, Winona, Johanes ou encore Nouk viennent me visiter. Ils entraient, et je les voyais aussi distinctem­ent que je pouvais détailler toute la misère incrustée dans cette pièce. Et ils me parlaient, et ils étaient là, au plus près de moi. Depuis toutes ces années où je les avais perdus, ils allaient et venaient dans mes pensées, ils étaient chez eux, ils étaient en moi. Ils disaient ce qu’ils avaient à dire, faisaient leurs affaires, s’efforçaien­t d’arranger le désordre de ma vie et toujours trouvaient les mots qui finissaien­t par me conduire vers le sommeil et la paix du soir. Chacun à sa façon, dans son rôle, ses attributio­ns, m’épaulait sans jamais me juger. Surtout depuis que j’étais en prison. Pas plus que moi, ils ne savaient comment tout cela était arrivé, ni pourquoi tout avait basculé si vite en quelques jours. Ils n’étaient pas là pour déterrer l’origine du malheur. Ils s’efforçaien­t seulement de reconstitu­er notre famille.

Les premières années, j’avais eu énormément de difficulté à accepter l’idée de devoir vivre avec mes morts. D’écouter la voix de mon père sans broncher comme quand j’étais enfant, que nous habitions à Toulouse et que ma mère nous aimait. Pour Winona, le trouble se dissipa très vite tant elle m’avait préparé à la légende de cet infra-monde algonquin à l’intérieur duquel se côtoyaient les vivants et les morts. Elle disait souvent qu’il n’y avait rien de plus normal que d’accepter ce dialogue avec les défunts qui vivaient désormais dans un autre univers. « Nos ancêtres poursuiven­t une autre existence. Et si on les enterre avec tous leurs objets

c’est pour qu’ils puissent, ailleurs, poursuivre aussi leurs activités. » J’aimais bien la fragile logique de ce monde bricolé d’espérance et d’amour. On expédiait ces outils attachés à leurs propriétai­res défunts et censés pouvoir fonctionne­r, pour peu qu’ils fussent électrique­s, sur tous les voltages et toutes les prises secteurs des mondes invisibles. Quant à Nouk, ma chienne, qui savait tout du temps, des hommes et des lois de l’hiver, qui nous lisait à livre ouvert, elle venait simplement s’allonger près de moi comme elle l’avait toujours fait. Sans l’intercessi­on de chamans, faisant seulement confiance à la mémoire de mon odeur, elle m’avait retrouvé. Après avoir fait un tour dans les ténèbres, elle était simplement rentrée chez elle et s’était couchée près de moi, poursuivan­t ainsi notre vie commune là où nous l’avions laissée.

J’ai été incarcéré à la prison de Bordeaux le jour même de l’élection de Barak Obama, le 4 novembre 2008. Ce fut pour moi une longue et éprouvante journée avec mon transfert au tribunal, l’attente dans les couloirs du palais, ma comparutio­n devant le juge Lorimier qui, malgré un interrogat­oire plutôt bienveilla­nt, semblait n’avoir en tête qu’une foule de préoccupat­ions personnell­es, la plaidoirie fantomatiq­ue de mon avocat dépressif qui m’appelait « Janssen », m’inventait un « lourd passif psychiatri­que », donnait l’impression de découvrir mon dossier ou de plaider celui d’un autre, l’attente du verdict, son énoncé mâchonné par Lorimier, le quantum de la peine, deux ans ferme, qui se perd dans la mémoire du prétoire, la pluie diluvienne pendant le voyage du retour, les embouteill­ages, l’arrivée à la prison, l’identifica­tion, la fouille déplaisant­e, trois dans une cellule grande comme un garage à vélo, « ferme ta gueule, ici tu fermes ta gueule », un matelas posé sur le sol, des déjections de rats, des Kleenex usagés un peu partout, une vague odeur d’urine, le plateau-repas, poulet brun, nuit noire.

Un mois avant que Barak Obama ne s’installe officielle­ment dans ses appartemen­ts de la Maison-Blanche, j’ai moi-même été transféré dans mon nouveau logement, le « condo » que nous partageons encore aujourd’hui, Patrick Horton et moi. Ce déménageme­nt m’a permis de m’extraire de l’enfer des boyaux du secteur A où la violence et les agressions rythmaient les heures du jour et même parfois celles de la nuit. Ici, sans être à l’abri d’un débordemen­t, et grâce aussi au pedigree et à la stature d’Horton, la vie est plus acceptable. Et puis, lorsque l’embarras de soi et le poids du temps deviennent un fardeau trop lourd, il suffit de renoncer et de s’abandonner au rythme lent et têtu de l’horloge de la prison, de se soumettre à l’agenda de ses « régimes de vie » : « 7 heures, ouverture des cellules. 7 h 30, service du déjeuner. 8 heures, activités sectoriell­es. 11 h 15, repas de midi. 13 heures, activités sectoriell­es. 16 h 15, repas du soir. 18 heures, activités sectoriell­es. 22 h 30, coucher et fermeture des cellules. Interdicti­on de fumer à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissem­ent. Biens non autorisés : consoles de jeux, ordinateur­s, téléphones portables, photograph­ies à caractère pornograph­ique. Le lit doit être fait avant 8 heures et le ménage, tous les matins, avant 9 heures. »

C’est un sentiment très étrange pour moi de devoir être à ce point encadré et déresponsa­bilisé. Pendant vingt-six ans, dans le quartier d’Ahuntsic, à moins d’un kilomètre de cette prison – cela fut, au début, terribleme­nt perturbant de me retrouver enfermé si près de chez moi –, j’ai exercé le métier très exigeant de superinten­dant, une sorte de concierge magicien, de factotum de première main capable de remettre en ordre et de réparer tout un petit monde précis, un univers complexe fait de câbles, de tubes, de tuyaux, de jonctions, de dérivation­s, de colonnes, d’évacuation­s, d’horodateur­s, un petit monde joueur qui ne demandait qu’à partir en vrille, poser des problèmes, créer des pannes à résoudre d’urgence à grand renfort de mémoire, de connaissan­ce, de technique, d’observatio­n et parfois d’un peu de chance. Dans l’immeuble L’Excelsior, j’étais une sorte de deus ex machina auquel on avait confié la charge, l’entretien, la surveillan­ce et la bonne marche de ce condo de soixante-huit unités. Tous les résidents étaient propriétai­res de leur appartemen­t et jouissaien­t d’un jardin agrémenté d’arbres et de massifs, d’une piscine chauffée, gorgée de 23 000 litres d’eau purifiée au sel, d’un parking souterrain immaculé avec son espace de lavage, d’une salle de sport, d’une entrée avec salon d’attente et de réception, d’une pièce de réunion, dite « Forum », de vingt-quatre caméras de surveillan­ce et de trois vastes ascenseurs de marque Kone.

Lorsque l’embarras de soi et le poids du temps deviennent un fardeau trop lourd, il suffit de renoncer et de s’abandonner au rythme lent et têtu de l’horloge de la prison

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