Lire

LA MER À L’ENVERS

-

Lorsqu’elle embarque sur ce paquebot de croisière avec ses deux enfants, Rose pense simplement « prendre de la distance » avec les tracas du quotidien : une patientèle qui l’épuise, un don de guérison qu’elle néglige, un mari un peu trop porté sur la bouteille, un déménageme­nt prochain de sa famille au Pays basque… Quand une nuit, au large de la Libye, son regard croise celui de Younès, un jeune migrant nigérien dont l’embarcatio­n vient d’être secourue par l’équipage du paquebot. Spontanéme­nt, Rose lui tend le portable de son fils, seul lien subsistant, après son retour à Paris, de cette brève rencontre qui pourtant la tourmente. De temps en temps, Younès tente de la joindre, mais Rose hésite :

que peut-elle apporter à ce jeune homme alors qu’elle-même semble tant avoir besoin d’aide ? Le jour où elle finit néanmoins par décrocher et comprend que Younès, à bout de forces, a besoin d’elle, Rose prend la route direction Calais, décidée à secourir cet adolescent qui pourrait être son fils et à l’aider à réaliser son rêve, situé de l’autre côté de la Manche. Si rien ne prédestina­it Rose à croiser la route de Younès, un même besoin de changer de vie semblait déjà les rapprocher, malgré la distance originelle, la différence de culture, de langue et de mode de vie. Auteure d’une oeuvre dense et engagée, Marie Darrieusse­cq se penche, avec La Mer à l’envers, sur la capacité d’engagement de chacun dans un monde où l’empathie côtoie l’indifféren­ce au quotidien.

C’est sa mère qui l’a convaincue de faire cette croisière. Une façon de prendre de la distance. De réfléchir à son mariage, à son métier, au déménageme­nt à venir. Partir seule avec les gosses. Changer d’air. Changer d’eau. La Méditerran­ée. Pour une fille de l’Atlantique. C’est plat. Une mer petite. Les côtes sont rapprochée­s. On a l’impression que l’Afrique pousse de tout son crâne contre l’Europe, d’ailleurs c’est peut-être vrai. Une mer tectonique, appelée à se fermer.

Dans l’immédiat, l’espace maritime est assez large pour qu’on puisse y faire des croisières. Pas immense non plus : la rapidité de cet énorme paquebot l’étonne. Les hélices font de gros bouillons blancs sous la salle du restaurant. Le sillage se dévide comme un ruban. Le Stromboli monte trèsvite sur l’eau : une lueur rouge au sommet d’un triangle noir. Et le nuage qui le surmonte, ce n’est pas un nuagemais de la fumée. Il y a des volcans dans le monde réel. Il y a réellement de la lave, venue du fond de la

Terre. Et tout ça pas très loin de chez elle.

Partir seule avec les gosses. Changer d’air. Changer d’eau. La Méditerran­ée

« Tu négliges ce que tu as dans les mains. » C’est ce que lui dit son mari. Longtemps elle a fait comme si ça n’existait pas. C’était même un peu sale. Et puis il y a eu cette croisière. Ce moment qui n’a duré qu’une seconde. Une seconde qu’elle a eue dans les mains, qu’elle a tenue, ce morceau de temps, qui pulse encore.

Lui, Younès, celui qu’elle voit comme le héros de l’histoire, en fut témoin. Et elle se sent, elle, témoin de Younès.

I« Un brouhaha, une tempête d’exclamatio­ns accueillit ces paroles. » (Jules Verne, De la Terre à la Lune)

Cette nuit-là, quelque chose l’a réveillée. Un tap tap, un effort différent des moteurs. La cabine flottait dans le bleu. Les enfants dormaient. Depuis sa couchette, les mouvements du paquebot étaient difficiles à identifier. Elle était dedans – à bord – autant essayer de sentir la rotation de la Terre. Elle et ses deux enfants devaient peser un quintal de matière vivante dans des centaines de milliers de tonnes. Leur cabine était située au cinquième étage de la masse de douze étages, trois cents mètres de long et quatre mille êtres humains.

Elle entendait des cris. Des appels, des ordres ? Un claquement peut-être de chaîne ? Il était quoi, trois heures du matin. Au hublot on n’y voyait rien : le dessus ridé de la mer, opaque, antipathiq­ue. Le ciel noir. La cabine « deLuxe » (c’est-à-dire économique) n’avait pas de balcon (les Prestige et les Nirvana étant hors des moyens de sa mère, qui leur a fait ce cadeau de Noël), et sans balcon, donc, on n’y voyait rien.

Elle arrangea l’édredon de la petite, resta une minute. La cabine était sombre, douillette, mais l’irruption des bruits faisait un noeud qui tordait les lignes. Elle ouvrit la porte sur le couloir. Un passager des cabines Confort (au centre, sans hublot) la regardait, debout devant sa porte ouverte. Elle portait un pyjama décent sur lequel elle avait enfilé une longue veste en laine. Lui, il était en pantalon à pinces et chemise à palmiers. Des cris en italien venaient du dessus, un bruit de pas rapides. Le voisin se dirigea vers les ascenseurs. Elle hésita – les enfants – mais au ding de l’ascenseur elle le suivit.

Ils descendire­nt sans un mot dans la musique d’ambiance. Peut-être aurait-il été plus malin d’aller vers le haut, vers la passerelle et le commandeme­nt ? À moins que l’histoire ne se loge tout au fond, vers les cales et les machines ? Le bateau semblait creuser un trou dans la mer, s’enfoncer à force de taper, interrogat­if, comme cherchant un passage.

Les portes s’ouvrirent sur de la fumée de tabac et une musique éclatante. Décor pyramide et pharaons, lampes en forme de sarcophage­s. Des filles en lamé or étaient perchées sur des tabourets. Des hommes âgés parlaient et riaient dans des langues européenne­s. Le type des cabines Confort entra dans le bar à cognacs. Elle resta hésitante, à la jointure de deux bulles musicales : trois Noirs en blanc et rouge qui jouaient du jazz ; une chanteuse italienne à boucles blondes, accompagné­e d’un pianiste sur une estrade pivotante.

Elle traversa en apnée le casino enfumé. Dans quel sens marchait-elle ? Bâbord était fumeur et tribord non fumeur. Ou l’inverse, elle ne se rappelait jamais. Le casino se trouvait sous la ligne de flottaison. Les joueurs s’agglutinai­ent en paquets d’algues autour des tables. Elle avait envie d’une coupe de champagne ou de n’importe quel cocktail comme les filles en lamé or. Un couple très âgé se hurlait dessus en espagnol pendant qu’une femme à peine plus jeune leur attrapait les mains pour les empêcher de se battre, que lucha la vida, prenant on ne sait qui

à témoin, elle peut-être, qui se déplaçait en crabe. Elle aurait aimé voir un officiel, un de ces types en uniforme qui fendent les bancs de passagers. Elle traversa un libre-service, pizzas, hamburgers et frites, l’odeur mêlée au tabac et aux parfums et à quoi, cette légère trépidatio­n, la vibration de quelque chose, lui flanquait légèrement la nausée. Sa mère lui avait offert le tout-inclus-sans-alcool. Sortie de ce boyau- là, c’était une autre salle de jeu, vidéo cette fois, pleine d’adolescent­s pas couchés. Puis des couloirs déserts, des boutiques fermées, un décor égyptien mauve et rose, et le grand escalier en faux marbre vers la discothèqu­e Shéhérazad­e. Malgré la musique on percevait une rumeur, mais à tenter d’isoler les sons on ne l’entendait plus.

Elle hésita. Un amas de retraités ivres titubait au bas de l’escalier. Elle visualisa son petit corps debout dans la masse creuse du bateau, et la mer dessous, énorme, indifféren­te. Les passagers du Titanic eux aussi avaient mis un certain temps à interpréte­r les signes. Ce voyage était une promotion de Noël, peutêtre parce qu’un des paquebots avait fait naufrage quelques années auparavant, trente-deux morts. Partir en croisière aussi comportait des risques.

No pasa nada, niente, nothing, l’officiel à casquette souriait, tout va bien, tutto bene. Elle se sentit un peu bête mais charmante dans ses lainages près du corps. La piscine était fermée mais éclairée. La fontaine en forme de sirène était à l’arrêt bouche ouverte. La trépidatio­n devenait certaine en contemplan­t l’eau : l’eau carrée faisait des cercles, il faisait du surplace, ce bateau. Elle attrapa un plaid sur une chaise longue et traversa un sas vers le pont supérieur. Le vent s’engouffra, elle enroula le plaid autour de sa tête. La Voie lactée jaillit au-dessus d’elle. Elle était une astronaute prête pour l’apesanteur.

Un rivage se tenait loin. L’Italie ? Malte ? La Grèce ? Quand même pas la Libye. Elle avait vérifié sur Internet : à raison de quelques millimètre­s de « convergenc­e » par an, dans très longtemps la Méditerran­ée ressembler­a à un fleuve. On pourra la passer à pied (sauf qu’à ce rythme il ne restera plus d’humains). C’est la Grèce qui se glisse sous l’Afrique, le Péloponnès­e tombe comme une grosse goutte. Athènes et Alexandrie ne feront qu’une, songe-t-elle, noyées ou enfouies.

Les croisières rendent rêveur (quand on ne passe pas sa vie au casino). On est légèrement abasourdi, bercé. Rose s’abritait du vent sous la grande cheminée. Des lumières ondulaient sur l’horizon très noir. Il y eut de nouveau comme un bruit de chaînes, est-ce qu’un bateau de cette taille peut jeter l’ancre n’importe où, ou quoi, dériver ? La mer semblait tellement froide en cette saison, la pensée reculait. Quelqu’un courait – en ciré jaune – venait vers elle dans un raffut de lourdes semelles sur le métal du pont : « Est-ce que ?… » demanda-t-elle, mais il la dépassa dans un crépitemen­t de talkie-walkie. Le pont retomba dans le silence. Elle voyait son ombre dans les guirlandes de Noël, une grosse bulle de tête sur un corps en fil de fer. On gelait. Est-ce que les astronaute­s devant la courbe de la Terre se sentent seuls en charge du monde ?

Bon. Elle retourna à sa cabine. Les enfants dormaient. Elle enfila un jean, son blouson chaud et ses baskets. Elle vérifia que le téléphone de son fils était allumé. 4 h 02. Elle prit les gilets de sauvetage dans le placard, le petit pour sa fille, le grand pour son fils, et les posa sur leurs couchettes. Ça faisait comme deux gros doudous fluo. Elle se vit à la maison avec eux, et son mari, leur père. La sensation familière, l’oppression sous le sternum. Elle prit une photo, sans flash, de ses magnifique­s enfants superposés et endormis, sur le fond doré de la cabine deLuxe.

Au douzième et dernier étage, on pouvait rejoindre la proue, avec vue sur les deux côtés. Il fallait passer par la piste de rollers, le square de jeux pour enfants, et longer l’autre piscine, celle en plein air, couverte d’un filet pour la nuit. Elle se repérait. Et maintenant il suffisait de se laisser guider par les sons. Des voix, des cris, oui, des pleurs ? Le paquebot était immobile sur le gouffre noir. Elle se pencha. À chaque croisière un suicide. Les bateaux partent à quatre mille et rentrent à combien. Un point jaune assez fixe brillait au loin, à quelle distance ? Descendre une passerelle, une autre : impasse. Retraverse­r un sas vers l’intérieur, large couloir chaud, section Prestige, portes espacées, enjamber des plateaux de room service abandonnés sur la moquette, trouver un autre sas et ressortir sur une coursive dans le vent. Un puzzle en 3D.

Tout en bas, sous elle, on mettait une chaloupe à la mer. Ratatata faisaient les chaînes. La chaloupe diminuait, diminuait, la surface de la mer vue d’en haut comme d’un immeuble. Silence. Les bruits fendaient la nuit de rayures rouges. Un officiel et deux marins descendaie­nt le long de la paroi dans la chaloupe, un gros tas de gilets de sauvetage à leurs pieds. En mer il y avait comme des pastilles effervesce­ntes, écume et cris. Et elle voyait, elle distinguai­t, un autre bateau,

beaucoup plus petit mais grand quand même. Ses yeux protégés de la main contre les guirlandes de Noël s’habituaien­t à la nuit, et rattachaie­nt les bruits aux mouvements, elle comprenait qu’on sauvait des gens.

D’autres passagers au bastingage tentaient de voir aussi. C’étaient des Français de Montauban, elle les croisait au restaurant deLuxe. Ils la saluèrent, ils étaient ivres. Les deux femmes, jeunes, piétinaien­t en escarpins, il y en a pour des plombes estima l’une d’elles. Un homme criait à l’autre « mais putain tu es dentiste, dentiste comme moi », la phrase les faisait rire sans qu’on sache pourquoi. Un autre couple courait vers eux, baskets et survêtemen­t, faisaient-ils du sport à cette heure ? Ils ne parlaient aucune langue connue : des Scandinave­s ? Rose leur expliqua dans son anglais du lycée qu’il y avait, là, dans la mer, des gens. Et peu à peu et comme se donnant on ne sait quel mot mystérieux, des passagers se regroupaie­nt. Il était quoi, quatre heures et demie du matin. La chaloupe avait touché l’eau, cognant contre le flanc du paquebot, le moteur démarrait impeccable sous l’oeil des passagers penchés, l’officier à la proue et les deux marins derrière, debout très droits, comme un tableau. D’autres canots de sauvetage étaient parés à la descente. Elle se demanda s’il fallait qu’elle aille réveiller ses enfants pour qu’ils voient. Un employé surgit, « Ladies and gentlemen, please go back to your cabins ». Les canots peu à peu s’éloignaien­t, bruits de moteur mêlés. Les voix semblaient marcher sur l’eau. On demandait dans de multiples langues ce qui se passait, alors que c’était évident, pourquoi ils n’appellent pas les flics ? C’est à la police des mers d’intervenir. Ces gens sont fous, ils emmènent des enfants. On ne va quand même pas les laisser se noyer. C’était une des Françaises qui venait de parler et Rose eut un élan d’amour pour sa compatriot­e honorable. Un officier insistait en anglais et en italien pour que tout le monde quitte le pont. Les Français ivres et dentistes avaient froid et un peu la gerbe : le bateau imprimait aux corps son léger mouvement vertical, sa légère chute répétée. Venez on va s’en jeter un, dit un dentiste. Rose resta avec la Française honorable pendant que l’autre femme se tordait les chevilles à la suite des hommes.

On n’y voyait rien. Pas de lune, les étoiles, c’est trop diffus et le bateau n’éclairait que lui-même, grosse ampoule de projecteur­s et de guirlandes. La mer était dans un contre-jour électrique dès qu’on voulait la fixer : on distinguai­t seulement cette agitation là-bas qui blanchissa­it la surface, et les pastilles fluo des chaloupes qui oscillaien­t. Ces taches jaune vif demeuraien­t sur les rétines et masquaient ce que Rose cherchait à voir, l’obligeant à fermer les yeux pour les ouvrir à neuf, et les lumières imprimées dansaient, multipliée­s en un Noël pénible. Please, prego sinoras, passeggeri debbano tornare nelle cabine… Confortée par l’autre Française, elles campèrent sur leurs talons. L’officier s’attaquait à un autre groupe, les bras écartés comme pour un troupeau. Tout en bas sur le premier pont, des matelots s’agitaient, ou des employés du bord, elle ne savait jamais comment les distinguer, tous vêtus aux couleurs de la compagnie. Quelqu’un parlait dans un mégaphone, dans quelle langue. Les syllabes rebondissa­ient sur l’eau comme des balles. Avec les ronds jaunes des chaloupes, ça évoquait un tennis géant, mais sur clapot. D’autres casquettes revenaient pour les obliger à rentrer. Elles glissèrent par un sas, l’univers mauve et doré sentait la saucisse et le Shalimar, l’énorme chaleur du bateau les porta comme un rot jusqu’à l’autre flanc : bloub, elles ressortire­nt, rechargées en calories et ambiancées par la musique, terribleme­nt curieuses et déjà chavirées.

Le temps de refaire tout le tour du paquebot, en coupant par la piscine, c’était plus court, au bord de laquelle la Française honorable et elle attrapèren­t des piles de plaids, et ainsi chargées aux couleurs de la compagnie, se retrouvant sur le pont inférieur, là où ça se passait, où la mer était toute proche mais quand même en contrebas, là où les passagers, groupe après groupe, avaient fait les exercices d’évacuation et où maintenant on manoeuvrai­t pour de vrai, elles virent que le temps de refaire tout le tour du paquebot les choses avaient évolué : le bateau en détresse était maintenant parfaiteme­nt en vue, une sorte de petit chalutier avec une minuscule cabine et entièremen­t couvert de gens, y compris sur le toit de la cabine, amassés, serrés, criant tous la même chose. Beaucoup de croisiéris­tes s’étaient regroupés malgré les efforts de l’équipage. Quelque part dans le paquebot un choeur mal accordé chantait Joyeux anniversai­re.

Rose leur expliqua dans son anglais du lycée qu’il y avait là, dans la mer, des gens. Et peu à peu et comme se donnant on ne sait quel mot mystérieux, des passagers se regroupaie­nt

 ??  ?? La Mer à l’envers par Marie Darrieusse­cq,
256 p., 18,50 €. Copyright P.O.L. En librairie le 22 août.
La Mer à l’envers par Marie Darrieusse­cq, 256 p., 18,50 €. Copyright P.O.L. En librairie le 22 août.

Newspapers in French

Newspapers from France