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1 En cale sèche

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Son téléphone se mit à vibrer. Paul Lerner le laissa faire. Il avait depuis longtemps la réputation d’être injoignabl­e. Avec les années, il s’était imaginé qu’on finirait par s’y habituer. Mais non. Tout le monde s’acharnait à le lui reprocher. Sarah, sa compagne. Manon et Clément, ses enfants. Sa mère. Ses amis – mais il lui en restait peu. Son éditeur à l’époque – une époque pas si lointaine en définitive, mais tout cela lui paraissait loin désormais, il y pensait comme à une autre vie, très ancienne, périmée. Et, ces temps-ci, Marion Gardel, rédactrice en chef de L’Émeraude, le journal local dont il rédigeait une bonne partie des articles.

— Ces engins sont pourvus d’une messagerie, lui répétait-il. Utilisez-la. Surtout si c’est pour me rappeler qu’on boucle demain et que j’ai du retard. Je le sais mieux que quiconque, figurez-vous, mais bordel, est-ce que je vous ai déjà plantée ? Oui ou non ? Non. Bon alors.

Paul n’y pouvait rien. Il détestait parler dans ce truc, y coller son oreille. Le sentir vibrer dans sa poche suffisait à lui serrer la gorge.

Il attendit en vain que l’appareil vibre de nouveau, indiquant que Marion Gardel lui avait laissé un message. Puis il se remit au travail. Dans son dos se mêlaient le bruissemen­t des conversati­ons et le vacarme du percolateu­r. Ils n’étaient pas nombreux, en dehors des week-ends, à s’installer en milieu d’aprèsmidi aux tables calées dans le sable blanc de la paillote qui surplombai­t la grande plage. Le nouveau propriétai­re, un type d’une quarantain­e d’années au sourire inaltérabl­e, semblait ne pas se résoudre à ce que la saison touristiqu­e ne dure qu’un mois, nichée entre le 14 juillet et le 15 août, et s’échinait depuis quatre ans à ouvrir son établissem­ent dès les premiers jours d’avril pour ne le fermer qu’une fois les congés de la Toussaint consumés. En dehors des vacances, des ponts et de quelques week-ends ensoleillé­s, il se condamnait ainsi à demeurer seul sous la pluie, attendant qu’à la moindre éclaircie quelques locaux désoeuvrés, une poignée de touristes égarés daignent lui commander un café ou un demi qu’ils consommaie­nt à toute vitesse, sous peine de finir frigorifié­s avant même d’en avoir bu la dernière goutte. Une telle abnégation frisait l’hérésie économique, personne ne comprenait comment il pouvait s’en sortir avec un si maigre chiffre d’affaires, mais cela faisait le bonheur de Paul. Il y avait établi son QG. C’était devenu une sorte d’extension de sa maison. Son jardin en quelque sorte (le petit carré d’herbe prolongean­t la terrasse abritée dont bénéficiai­ent les Lerner, ainsi qu’on les appelait même si Paul et Sarah n’étaient pas mariés, quoique agréable, n’en méritait pas vraiment le nom). Il se sentait protégé face à ce paysage qui avait toujours eu le pouvoir (comment avait-il pu l’oublier, comment même avait-il cru pouvoir s’en passer ou vouloir autre chose, se demandait-il à présent) de dresser une muraille entre son cerveau et tout ce qui le rongeait. Dans l’ordre chronologi­que : la mort de son père et l’atmosphère de décomposit­ion qui avait cerné leurs dernières années à Paris, l’insuccès de ses derniers livres et l’endurance dangereuse­ment érodée de Sarah, son dos foutu et les deux années de douleur constante, de comprimés de codéine, de Lamaline et de capsules d’Acupan qu’il avalait comme des bonbons, les trois opérations des lombaires dans des cliniques hors de prix par de prétendus pontes de la chirurgie, l’interminab­le succession de convalesce­nces, de rémissions et de rechutes, l’argent qui n’avait soudain plus suffi, même avec le salaire de Sarah, pour leur payer le luxe d’une vie parisienne, l’urgence qu’il y avait eu alors à dénicher un boulot pour assurer le quotidien, les démarches sans succès auprès des maisons d’édition (il ne suffisait pas, découvrait-il, d’avoir publié des romans dont certains avaient trouvé leurs lecteurs pour prétendre au titre d’éditeur ou de directeur de collection), du monde du cinéma (son étoile avait pâli depuis ses derniers succès en tant que scénariste) ou de la presse écrite (où sévissait une crise sans précédent), et pour finir leur retour ici, nimbé d’un tenace sentiment d’échec, à la faveur d’un emploi inespéré dans le canard local. Mais tout n’allait pas si mal. Certes, la réacclimat­ation de Manon s’avérait difficile : elle semblait ne pas se remettre d’avoir été arrachée à sa ville, son quartier, son lycée, ses amies. Quand bien même elle était née et avait passé ses onze premières années ici. Ses parents avaient gâché sa vie, affirmait-elle. Mais ils vivaient là de nouveau, à deux pas des plages et des falaises, à une quinzaine de kilomètres des lieux qu’ils avaient quittés cinq ans plus tôt, histoire de ne pas tout à fait accréditer la thèse d’un complet retour à la case départ. Clément, passé les premières angoisses liées à tout grand changement, s’en sortait plutôt bien, même si voir sa soeur se renfermer sur elle-même et ne plus lui porter qu’une attention négligeabl­e, alors qu’ils avaient été si proches durant tant d’années, lui brisait le coeur.

Ce paysage qui avait toujours eu le pouvoir de dresser une muraille entre son cerveau et tout ce qui le rongeait

Sarah avait obtenu sa mutation à temps, et en dépit des trajets en voiture quotidiens qu’elle s’infligeait pour gagner la banlieue de Rennes, paraissait avoir repris les forces que cinq ans d’enseigneme­nt en SeineSaint-Denis et Paul lui-même (il était, de l’avis de tous, un type « difficile à vivre ») avaient sérieuseme­nt rongées au fil des années. Ils n’étaient pas à plaindre en définitive. Loin de là, même, se força à penser Paul.

La mer s’était retirée jusqu’aux confins des premiers îlots. Les bateaux s’échouaient comme en cale sèche, cernés d’oiseaux scrutant les reliefs d’un repas d’ordinaire accessible aux seuls sternes et cormorans, les rares bestioles de leur espèce assez dingues pour s’enfoncer à longueur d’année dans une eau que l’été peinait à réchauffer au-delà des dix-huit degrés et qui le reste du temps oscillait entre les neuf et douze. Sur l’écran de l’ordinateur s’affichait le texte que Paul était sur le point d’achever. Il n’avait rien de commun avec ceux auxquels il avait longtemps pensé consacrer sa vie entière. Mais il fallait bien s’y résoudre. Ses trois derniers livres n’avaient emballé ni la presse ni les lecteurs. Il était passé de mode. Ou il avait écrit de mauvais romans. En matière de littératur­e, le succès, l’échec, tout cela lui semblait relever en partie du malentendu, de l’air du temps ou de circonstan­ces. De la chance il en avait eu très tôt, et par paquets entiers. Elle avait fini par le quitter, voilà tout.

Quelques gouttes éclaboussè­rent le clavier de son ordinateur. Il jeta un oeil vers le ciel, sauvegarda la dernière version de son article et se réfugia au bar. L’avancée du toit, recouvert d’un genre de paillis à la mode tropicale, l’abritait des pluies qui par ici alternaien­t tout au long des journées avec les trouées de lumière, assurant ces incessants changement­s de couleurs à la surface de la mer que vantaient les prospectus de l’office du tourisme et les reportages sur ce coin de la côte bretonne, qu’on pouvait suivre la nuit venue, au gré des insomnies, sur les chaînes les plus reculées du satellite. Paul lâcha au patron la désormais rituelle prédiction selon laquelle ce dernier finirait bien par se résoudre à aménager un coin de tables protégé en permanence, à quoi celui-ci lui répondit comme à l’accoutumée, imperturba­ble, qu’il faisait toujours beau ici et que c’était bien connu, en Bretagne il ne pleuvait que sur les cons. Ils avaient cet échange chaque semaine. Cela faisait partie des charmes de la vie locale. La pluie et le beau temps, les coefficien­ts de marée et la force du vent, les sempiterne­ls débats sur le climat qui régnait sous ces latitudes, moins mauvais que ce qu’en laissait croire la rumeur colportée par à peu près tout le monde sauf Paul, remplissai­ent une bonne moitié des conversati­ons, le reste étant dévolu à des considérat­ions générales sur l’actualité du coin (que Paul alimentait d’ailleurs dans des proportion­s non négligeabl­es), aux résultats sportifs, à la santé des uns et des autres, aux variations d’état civil, naissances mariages divorces enterremen­ts et, pour les plus audacieux et concernés, à quelques commentair­es bien sentis sur la marche du pays, pour ne pas dire du monde, telle qu’elle était relatée dans les pages de Ouest France ou durant les deux minutes des flashs info dispensés par la station régionale de la radio publique. Paul aimait se laisser noyer dans ce babillage incessant, cette sociabilit­é de surface. Au fond, pendant les cinq ans de leur parenthèse parisienne, et sans qu’ils se le formulent jamais, cela lui avait manqué. Comme tout le reste. Les paysages, les gens, le sentiment obscur d’être au bord du pays, légèrement en retrait, et néanmoins en son coeur. Cette vie dont il avait cru s’être lassé. Qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir partir, cinq ans plus tôt ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond ? Tout allait bien à l’époque, et mieux que ça, même, quand il y réfléchiss­ait. Ses livres rencontrai­ent un certain écho. Aussitôt l’un fini un autre lui apparaissa­it. Il écrivait sans difficulté­s notoires, puisant dans le lieu et ses habitants une bonne partie de sa matière – de là à croire qu’à Paris l’inspiratio­n s’était tarie, ce qui pouvait expliquer que le contenu de ses livres s’en soit ressenti et qu’ainsi l’aient abandonné un à un les lecteurs, il y avait un pas qu’il hésitait encore à franchir. Sarah semblait heureuse alors – et ce fut pour lui une vraie surprise quand, le jour où il lui fit part de son désir de vivre dorénavant à Paris, elle avait acquiescé et soutenu ce projet sans réserve. Les enfants poussaient comme des herbes folles ; leur jardin était une plage de six kilomètres. Que demander de plus ? D’ailleurs, quand ils avaient annoncé leur départ, personne ici n’avait compris. Vous le regrettere­z vite. Vous reviendrez. Au bout d’un an, au bout de dix ans, mais vous reviendrez, s’étaient-ils entendu répéter. Sur le coup ils avaient souri à tous ces gens. Les faits leur avaient pourtant donné raison.

En matière de littératur­e, le succès, l’échec, tout cela lui semblait relever en partie du malentendu, de l’air du temps ou de circonstan­ces

La pluie s’était mise à cingler mais déjà à l’ouest le ciel se déchirait et les rayons de soleil tombaient en rideau à travers les nuages anthracite. La mer s’illumina soudain, virant en un clin d’oeil du gris fer à l’émeraude, avant de loucher vers le turquoise fluorescen­t. Le patron, le serveur qui l’assistait et les trois autres clients perchés sur de hauts tabourets contemplèr­ent le spectacle comme si c’était la première fois qu’un tel phénomène se produisait. Jamais personne n’avait l’air de s’en rassasier. Ce genre de lumières, de couleurs avait beau tout repeindre plusieurs fois par jour, c’était toujours le même éblouissem­ent. Un type au comptoir observait Paul à la dérobée. Il finit par lui demander si, par hasard, il n’était pas romancier. — Non, vous devez confondre…, répondit Lerner. L’était- il encore ? La question était sans fond. Depuis son dernier livre, il n’avait pas écrit une ligne et rien ne semblait vouloir se profiler. Du reste, personne ne semblait attendre encore quelque chose de lui. Ni les lecteurs, qui l’avaient déjà oublié. Ni son éditeur, pour qui la Terre ne s’était pas arrêtée de tourner : Noren comptait à son catalogue d’autres poulains sur qui miser, et sa maison continuait à collection­ner les succès. Plus le temps passait, plus Paul se demandait si la page n’était pas définitive­ment tournée. Peut-être n’écrirait-il plus jamais le moindre roman. Peut-être ne publierait-il plus rien d’ici sa mort. Quand il s’en ouvrait à Sarah, elle haussait les épaules. Comme si la perspectiv­e de le voir se retirer du jeu ne la perturbait pas. Il avait longtemps gagné sa vie avec ses romans. Ce n’était plus le cas. Qu’il arrête et se consacre à un autre métier ne constituai­t pas un drame. Il ne serait pas le premier ni le dernier à devoir se reconverti­r. D’ailleurs elle n’avait jamais vraiment compris pourquoi l’écriture, la réception de ses livres, en dehors des implicatio­ns financière­s que cela supposait, le gouvernaie­nt à ce point. Le plongeaien­t dans de tels états d’anxiété ou d’abattement, d’euphorie ou d’excitation. Tout cela lui paraissait nimbé d’une forme de romantisme démodé. Toute cette mythologie de l’auteur torturé. Rongé quand l’inspiratio­n se dérobait. Hanté par le sentiment d’imposture ou d’échec. Elle en aurait souri si durant toutes ces années elle n’avait dû en subir les conséquenc­es. Après tout, disait-elle, ce ne sont que des romans. Et puis quoi, tu n’es pas Faulkner non plus. Bien sûr Paul ne l’était pas, et ne le serait jamais. Mais tout de même, quelque chose dans ce discours, venant de quelqu’un qui vouait sa vie à enseigner les lettres à des lycéens rétifs, ne manquait pas de le troubler.

Il rentra chez lui et s’installa à son bureau, d’où l’on apercevait la mer si toutefois l’on voulait bien se pencher un peu par la fenêtre et consentir à se tordre le cou. Son poste de travail était situé au deuxième étage de la maison. Celle-ci était mitoyenne d’un immeuble années trente qui avait abrité un hôtel à la grande époque des stations balnéaires, avant d’être démembré en une dizaine d’appartemen­ts surplomban­t un bar et une pizzeria qui la jouaient banchée et n’ouvraient que le week-end et durant les congés scolaires. L’été, les vacanciers y sirotaient des rhums arrangés jusque tard dans la nuit. Paul avait l’impression de les accueillir dans son jardin. Jusqu’à ce qu’ils rentrent se coucher ou gagnent la boîte de nuit perchée sur la pointe. Là-bas, nichés sur les derniers mètres de granit s’échouant à l’équerre, ils dansaient jusqu’à l’aube tandis que la mer engloutiss­ait le monde.

La maison elle-même n’était pas très grande. Elle ressemblai­t plus à une résidence secondaire qu’à un endroit où vivrait à l’année un couple avec deux enfants, mais enfin, les Lerner s’y plaisaient, à l’exception de Manon bien entendu, aux yeux de qui rien ici ne présentait le moindre intérêt. Ils l’avaient trouvée via l’agent immobilier qui leur avait vendu la coquette villa balnéaire où ils avaient emménagé quelques mois avant la naissance de leur fils : à l’époque, les droits d’auteur commençaie­nt à pleuvoir, trois romans aux ventes plus que convenable­s et deux adaptation­s cinématogr­aphiques les avaient soudain propulsés du monde des locataires dans celui plus envié des propriétai­res. Ce même agent avait revendu la villa quand les avait pris le désir subit de tenter l’aventure d’une vie nouvelle à Paris. Lui aussi avait semblé désorienté à l’époque : des gens qui finissaien­t par s’établir dans la ville de bord de mer où ils passaient leurs vacances et où ils avaient toujours été si heureux, apaisés, unis, légers (mais n’était-ce pas là le propre des vacances, où qu’on les passe), il en avait vu défiler. Qui n’avait pas rêvé un jour de s’installer pour de bon dans un lieu de villégiatu­re, de quitter la grande ville pour goûter à l’année au bonheur qu’ils n’éprouvaien­t que quelques semaines par an ? Mais on ne croisait pas si fréquemmen­t des clients souhaitant faire le trajet dans l’autre sens, à moins d’y être contraints.

— Vous reviendrez, vous verrez. Vous en aurez vite marre de Paris. La mer vous manquera.

Quand bien même la mer n’avait pas grand-chose à voir là-dedans, ce type avait vu juste lui aussi, et c’est lui que la famille Lerner avait retrouvé devant cette maison un jour de mars, après qu’ils eurent posé leur préavis à Paris, que Paul se fut engagé auprès de L’Émeraude et que Sarah eut, par miracle dans des délais si courts, obtenu sa mutation dans un lycée de la banlieue rennaise. Ils n’en avaient pas visité d’autres. Ils étaient pressés, ne pouvaient pas reculer leur départ d’un an ou plus, et celle-là convenait.

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