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LE CIEL PAR-DESSUS LE TOIT

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Le Ciel par- dessus le toit s’ouvre sur la lettre d’un prisonnier anonyme dont on ne connaît d’abord que le numéro d’écrou, 16 587. Plus loin, on apprend qu’il s’appelle Loup. Il est « bizarre, bête, étrange, mais pas malade », nous dit sa mère, Phénix, qui a tenu à lui donner le nom d’un fauve. Loup est en prison pour avoir provoqué un accident de voiture en essayant de rejoindre sa soeur, Paloma. Cette dernière a un nom d’oiseau. Phénix a voulu ses enfants libres et forts, le contraire de ce qu’elle a été enfant. Car, malgré son tatouage, sa beauté brute, antique, Phénix est comme submergée par la vie. Le fils fantasque et la fille insaisissa­ble. Comme les mères de la vraie vie et de la mythologie,

elle fait tout pour les sauver et, finalement, les éloigne. Phénix n’est pas son vrai nom, ses parents l’ont prénommée Éliette. Son visage d’ange l’a propulsée en mini Lolita, dressée pour plaire et se taire. La petite fille poussait la chansonnet­te en public. Jusqu’au jour où elle a brisé sa voix, ses chaînes, et leurs coeurs. Comment devenons-nous ce que nous sommes ? Et que transmetto­ns-nous vraiment ? Nathacha Appanah signe un roman troublant sur la famille – dans la lignée de La Noce d’Anna et d’En attendant demain –, dont l’écriture se lit comme le tissage de toutes les voix de ses personnage­s, et dont l’espace et le temps, fugitifs, se déplacent sans cesse entre les lieux et les époques, les angoisses et les rêveries, capturant la réalité de toute vie.

Il y a les gens dehors, les gens dedans, histoires toutes tracées, histoires de déterminis­me

Il était une fois un pays qui avait construit des prisons pour enfants parce qu’il n’avait pas trouvé mieux que l’empêchemen­t, l’éloignemen­t, la privation, la restrictio­n, l’enfermemen­t et un tas de choses qui n’existent qu’entre des murs pour essayer de faire de ces enfants-là des adultes honnêtes, c’est-à-dire des gens qui filent droit.

Ce pays avait heureuseme­nt fermé ces prisons-là, abattu les murs, promis juré qu’il ne construira­it plus ces lieux barbares où les enfants ne pouvaient ni rire ni sangloter. Parce que ce pays croit en la réconcilia­tion du passé et du présent, il a gardé un portail d’entrée pour que se souviennen­t ceux qui s’intéressen­t à ces traces-là, qui croient aux fantômes et aux histoires qui ne meurent jamais. Pour les autres, c’est l’entrée d’un beau square, en pleine capitale, et ils viennent s’y promener, s’y reposer, admirer le ciel ouvert, si bleu, si calme. Ils viennent en famille, avec leurs propres enfants et c’est aussi ça, ce pays, un jardin sur des anciennes larmes, des fleurs sur des morts, des rires sur des vieux chagrins.

Plus tard, parce que toujours ont existé les enfants récalcitra­nts, les enfants malheureux, les enfants étranges, les enfants terribles, les enfants qui font des choses terribles, les enfants tristes, les enfants stupides, les enfants qui n’ont jamais eu d’amour, les enfants qui ne savent pas ce qu’ils font, les enfants qui ne font qu’imiter ce que font les grands, ce pays a trouvé d’autres moyens pour les guérir, les redresser, les corriger, les observer, afin qu’ils deviennent des adultes à peu près corrects, c’est-à-dire des gens qui pourraient aller se promener dans des jardins, sous un ciel ouvert, bleu et calme.

Mais toujours et encore, il y a les murs qui entourent, qui séparent, qui aliènent, qui protègent et qui ne guérissent pas les coeurs. Il y a les gens dehors, les gens dedans, histoires toutes tracées, histoires de déterminis­me, accidents, hasards, la faute à pas de chance, coupables, innocents, et voilà ce monde, à nouveau, qui se dessine tel un tableau abstrait où il est difficile de trouver un visage ami, un être cher, de s’accrocher à un sentiment connu, une couleur préférée.

Il était une fois, donc, dans ce pays, un garçon que sa mère a appelé Loup. Elle pensait que ce prénom lui donnerait des forces, de la chance, une autorité naturelle, mais comment pouvait- elle savoir que ce garçon allait être le plus doux et le plus étrange des fils, que telle une bête sauvage il finirait par être attrapé et c’est dans le fourgon de police qu’il est, là, maintenant, une fois cette page tournée. Lundi matin mais ceci n’est pas le début

Soudain, ce calme étrange et ouaté comme une toile posée sur lui et qui le recouvrira­it tout entier. Il observe à travers ce tissu imaginaire les visages des deux hommes en uniforme en face de lui et il n’y voit aucune menace. Ce sont deux hommes qui l’accompagne­nt, c’est tout, pourquoi s’en faire, ils sont flous et, à sa manière de faire rimer les mots dans sa tête, il se dit que ce qui est flou est doux, un peu mou. Comme : les nuages, un dessin fondu au doigt, le fond de l’eau, la brume sur la ville. Derrière les deux hommes, il y a une vitre à travers laquelle défile un ciel bleu et calme, parfois quelques cimes d’arbres et quand le véhicule s’arrête, le garçon cherche quelque chose qu’il pourrait retenir des yeux, un oiseau, une feuille dans le vent, une ligne électrique. Ce qu’il entend semble lui parvenir de loin : le ronronneme­nt du moteur, son souffle apaisé, son coeur qui bat doucement. Il baisse les yeux sur ses mains entravées par des menottes (quenotte, culotte) et attend qu’il se passe quelque chose parce que, d’aussi loin qu’il se souvienne, il n’a jamais supporté d’être enfermé ou empêché.

Il attend que ça arrive même si ça « n’arrive » jamais, en réalité ça déboule, ça renverse, ça éclate à la gueule.

Il surveille l’emballemen­t du coeur, il guette la sensation de chaleur, puis le chaud-froid avec la transpirat­ion, il se prépare aux impatience­s dans les jambes et aux spasmes autour de sa bouche. Il pare à son esprit qui bientôt, forcément, fourmiller­a de pensées désordonné­es, bruyantes, insensées, et cela lui fera l’effet d’une foule en panique dans sa tête.

Alors, il le sait, ça se passera comme ça : il se mettra à se tortiller, à essayer de se mettre debout, il tentera de dire son malaise mais ce sera un galimatias et son envie de sortir d’ici ne fera que grandir, il regardera désespérém­ent dehors, tordant la nuque dans tous les sens, il fera le geste de plonger vers la porte ou vers la grille qui les sépare du chauffeur puisque dans ces moments-là la crainte de se faire mal n’existe plus et les deux hommes en face de lui sortiront leur matraque pour le maîtriser ou peut-être se serviront-ils seulement de leurs bras musclés pour le maintenir assis, il sentira leur poids d’adulte sur lui et ce sera bien pire. Il commencera à crier et eux aussi commencero­nt à lui donner des ordres même s’ils ajoutent mon garçon à la fin de ces ordres-là parce qu’il faut l’imaginer, ce garçon qui a l’air d’avoir douze ans avec ses lèvres en sang à force de les avoir mordillées,

ses yeux grands et tristes comme ceux d’un animal exotique. Tous seront ballottés par le véhicule lancé à pleine vitesse et qui aura, à cet instant, déjà actionné sa sirène (baleine, phalène). Son esprit déconnecté de toute raison dans ces moments-là, il ne cessera de crier et de se débattre ridiculeme­nt, même maîtrisé, même les jambes entravées, et eux tous, les policiers, le chauffeur, les autres qui l’attendront à sa descente, l’infirmier, le directeur, les surveillan­ts et peut-être même les autres prévenus, tous alors diront Ah ben celui-là il porte bien son nom, parce qu’il faut le préciser désormais, ce garçon s’appelle Loup.

Il continue de regarder ses mains, d’attendre mais pourtant rien ne se passe, c’est toujours ce silence moelleux et c’est si apaisant que le garçon en pleurerait. Il voudrait que ce moment-là, quand celui qu’il a toujours été n’existe plus, dure longtemps parce que toujours il a été tourmenté et inquiet, toujours il a souhaité se débarrasse­r de sa peau comme certains animaux à la fin de l’hiver (misère, vipère) pour renaître plus fort, plus calme, plus intelligen­t. Il voudrait que sa mère soit là pour être témoin de ce moment et peut-être qu’elle lui offrirait un de ses sourires si rares et durant lesquels il est littéralem­ent ébloui.

Le visage de Loup est lisse, franc et inspire la confiance. L’été, il ressemble à un surfeur avec ses cheveux qui virent au jaune, sa peau qui se cuivre et il arrive alors qu’on lui demande Tu viens d’où, en réalité, toi ? et Loup ne sait pas quoi répondre. Il ne connaît pas son père mais quand il rencontre des hommes comme lui dans la rue, ni noir ni blanc, il se demande s’il pourrait être leur fils. Sa soeur, qui ne connaît pas son père non plus, est blanche comme leur mère, voilà c’est tout, ça s’arrête là. Dans son esprit, elle est petite, elle est sans bruit, elle est sans colère, elle chuchote, elle ne rit pas, elle pouffe, elle sourit souvent et, comme lui, elle a souvent peur. Mais ça, c’est dans son souvenir et il en a assez de les nourrir, ces histoires qui n’existent peut-être que dans la tête et il finit par se demander si c’est vrai ou pas, ces choses-là, si cette soeur a existé, si ce moment-là, avec ce couteau et ce gâteau, a vraiment eu lieu, si les paroles entendues à ce moment-là ont vraiment été dites.

Quand on lui parle, à Loup, il vous regarde dans les yeux mais souvent il ne vous entend pas. Son esprit a des manières étranges de mélanger le temps, les mots, les actes. Il se souvient : son grand-père à l’accordéon, son premier jour d’école et le bonbon que sa soeur lui avait donné ce jour-là et si vous saviez comment ce goût sucré de fraise lui revient de temps en temps ! Il se souvient d’un chien qui nageait très vite dans le canal, d’avoir pris la voiture et conduit sans s’arrêter, du dragon sur le dos de sa mère, de l’arbre de Noël en plastique au grenier, du visage de sa soeur éclairé par la télévision et de la façon dont elle se tournait vers lui en ouvrant un bras pour qu’il vienne s’y blottir. Il se souvient : l’éléphant en bois noir sur le bureau du docteur Michel, l’odeur de métal et d’essence dans la cour, le creux dans le jardin, son envie irrépressi­ble de retrouver sa soeur. Ces bouts de souvenirs accolés les uns aux autres forment un même morceau de mémoire sans chronologi­e, comme si tout ça était arrivé dans la même journée.

Si vous parlez à Loup, parfois il vous écoutera mais la plupart du temps il observera comment vos dents sont alignées, il surveiller­a le mouvement de vos paupières, il étudiera vos yeux, votre nez, il remarquera la veine qui bat sur le côté droit de votre front, la commissure de vos lèvres qui tressaille un peu quand vous réfléchiss­ez, il enregistre­ra le ton de votre voix. Quand vous tournerez le dos, il se souviendra précisémen­t de votre visage et de la manière dont celui-ci bouge ; c’est un peu comme s’il avait vu votre crâne et l’attachemen­t complexe des muscles et des tendons. Il pourrait vous imiter parfaiteme­nt. Est-ce pour cela que son visage semble vaguement familier, comme s’il faisait penser à quelqu’un d’autre que lui, comme si son visage ne lui appartenai­t pas ? S’il était un animal, il aurait été certaineme­nt un caméléon mais pas un loup, sûrement pas un loup.

Il y a longtemps, le docteur Michel lui avait dit que tous les examens étaient bons et qu’il était, donc, en bonne santé. Le docteur s’était alors tourné vers la mère de Loup. Se rendait-il compte combien ses yeux s’adoucissai­ent quand il la regardait et de la façon dont ses épaules s’arrondissa­ient ? Le médecin lui avait dit, en baissant d’un ton sa voix, Ne vous inquiétez pas, Phénix, il n’est pas malade et elle, debout, bras croisés sur sa poitrine, avait ouvert la bouche mais aucun son n’était sorti. Elle s’était alors tournée vers Loup et son regard sur lui, lourd de reproches d’être ce qu’il était, bizarre, étrange, bête mais pas malade, de ce regard-là, comment guérir ?

C’était hier, peut-être, ou avant-hier, il ne sait plus. Il avait raconté ce qu’il avait fait, ce policier avait tout tapé à l’ordinateur et c’était si simple que cet homme (front très large, petits yeux qui tremblent, nez en boule, lèvres fines, de ça Loup se souvient parfaiteme­nt) lui demandait à chaque fois C’est tout ?

C’était simple et c’était tout, oui : Loup avait rêvé de sa soeur qu’il n’avait pas revue depuis des années et quand il s’était réveillé, son chagrin se tenait sur lui, comme un gros animal, et Loup avait eu l’idée de prendre la voiture de sa mère et de conduire jusqu’ici. Loup savait qu’il n’avait pas le droit de conduire mais sa soeur lui manquait tellement, c’est tout. Il n’avait pas le permis, il avait conduit prudemment jusqu’à l’entrée de la ville où il s’était trompé de sens. Après, il y a eu tous les bruits, les cris, sa voiture dans le fossé. Et sa crise de nerfs quand les policiers sont arrivés, aussi.

Ce matin peut-être ou il y a dix minutes : le juge l’a placé en mandat de dépôt au quartier mineurs, à la maison d’arrêt de C., et Loup avait ressenti un soulagemen­t à l’énoncé de cette ville parce que sa soeur vivait dans la commune d’à côté. Il avait failli réussir. Il y était, presque.

À travers l’ouverture rectangula­ire du fourgon, c’est la ville désormais qui dessine ses formes dans le ciel et un des policiers dit Ça y est. Sa voix est grave et plate, comme s’il avait simplement émis une pensée à haute voix. Loup regarde à travers la grille qui les sépare du chauffeur et par-delà le pare-brise, la prison n’est pas celle qu’il avait imaginée. La grande porte est bleue et l’encadremen­t en forme de U renversé sur lequel est marqué « Prison cellulaire » est d’un blanc immaculé. Cela lui rappelle ce dôme bleu et ces surfaces blanches sur l’affiche « Partez dans les Cyclades ! » dans la vitrine de l’agence de voyages. Loup se sent perdu. Qu’est-ce que ça fait ici, cette beauté-là, cette couleur qui fait penser à la mer, au ciel ? C’est évidemment un piège, ce bleu-là, comme les sourires des gens qui viennent chercher des pièces de mécanique dans le jardin, le Je reviens très vite te chercher de sa soeur, le Tu n’es pas malade du docteur Michel. Loup sent son coeur qui s’emballe mais alors il aperçoit les bâtiments derrière cette porte bleue. Ce sont trois masses trapues dont les toits pointus sont en enfilade, par ordre croissant. On dirait un monstre à trois têtes et puisque Loup n’aime pas les mensonges, il est soulagé. Le voilà arrivé à destinatio­n.

Dimanche, la mère

Il faut se tenir dans le couloir pour l’apercevoir. La lumière entre en biais dans cette cuisine et éclaire son dos. Elle porte une de ces chemises de nuit un peu désuètes en coton fin, ouverture à boutons sur le devant, sans manches, assez échancrée sous les aisselles pour permettre le mouvement et, parce que cet habit est bien trop ample pour elle, on entrevoit le gonflé de ses seins quand elle lève les bras.

Il est 8 heures à peine, ce dimanche, et il n’y a pas de bruit là où elle vit, en retrait de la ville, des quartiers et des pavillons, au bord d’une route mal entretenue qui semble être un cul-de-sac mais qui ne l’est pas puisqu’elle continue encore, serpentant entre les grands arbres, se parsemant de plus en plus de nids-de-poule rendant très difficile la circulatio­n en automobile. Elle est recouverte de plaques de béton ici et là mais elle continue encore et encore jusqu’à couper en deux cette prairie où, parfois, apparaisse­nt trois chevaux dont les robes bai sont si brillantes qu’elles font penser à des marrons glacés. À cet endroit, au printemps, la route est bordée de pissenlits et de pâquerette­s qui se penchent jusqu’à effleurer l’asphalte et, après la prairie, elle marque un virage abrupt à droite, se resserre et bientôt elle longe le chemin de fer et elle vous emmène bien plus loin que vous ne l’auriez imaginé.

Comme ça, dans le rectangle étiré de lumière, cette femme pourrait être exactement ce qu’elle semble être : une mère de famille qui fait la vaisselle de la veille. Une femme, pieds nus, avec le soleil qui la réchauffe doucement à travers le tissu de sa chemise de nuit et qui ne pense à rien, vraiment, à ce moment-là, le crissement de l’éponge l’hypnotisan­t un peu car elle est de ces personnes qui n’ouvrent l’eau qu’une fois toutes les assiettes, tous les verres, tous les couverts frottés de mousse. Comme ça, vue de dos, tout est possible à imaginer, même la plus tranquille et douce des vies qui serait racontée avec cette voix apaisante à la radio, le dimanche matin.

Mais la vérité est autre. Elle prend la forme d’une migraine qui l’assaille depuis l’aube, depuis qu’elle a appris ce que Loup avait fait et quand elle frotte et frotte les assiettes jusqu’à en casser une, c’est l’intérieur de sa tête qu’elle souhaitera­it briquer en réalité. Elle voudrait tout nettoyer pour pouvoir avoir l’espace et la capacité de visualiser ce qu’a fait Loup, ce garçon qui n’est pas comme les autres il faut l’avouer mais qu’est-ce qu’il a exactement ou qu’est-ce qu’il n’a pas précisémen­t, elle ne le sait pas.

Elle s’était alors tournée vers Loup et son regard sur lui, lourd de reproches d’être ce qu’il était, bizarre, étrange, bête mais pas malade, de ce regard-là, comment guérir ?

 ??  ?? Le Ciel par-dessus le toit par Nathacha Appanah,
128 p., 13 €. Copyright Gallimard. En librairie le 22 août.
Le Ciel par-dessus le toit par Nathacha Appanah, 128 p., 13 €. Copyright Gallimard. En librairie le 22 août.

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