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1 Une vraie connerie

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(Samedi 21 juillet 2018)

J’ai imaginé renoncer. La voiture était à l’arrêt. Brigitte au volant, Mélody à sa droite, Assia et moi assises sur la banquette arrière. Je les aurais implorées. S’il vous plaît. On arrête là. On enlève nos lunettes ridicules, nos cheveux synthétiqu­es. Toi, Assia, tu te libères de ton voile. On range nos armes de farces et attrapes. On rentre à la maison. Tout aurait été simple, tranquille. Quatre femmes dans un véhicule mal garé, qui reprendrai­t sa route après une halte sur le trottoir.

Mais je n’ai rien dit. C’était trop tard. Et puis je voulais être là.

Brusquemen­t, Mélody s’est redressée. Elle a enlevé ses lunettes noires.

Brigitte venait de sortir une arme de la boîte à gants. — Mais putain ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu es dingue ! a crié Assia.

— Il en faut toujours un vrai, au cas où.

— Un vrai quoi ? j’ai demandé.

Assia s’est tassée dans son siège, elle avait remonté le voile sur son nez et fermé les yeux.

— Elle a emporté un vrai flingue.

Puis elle s’est dépliée lentement, main tendue par-dessus le dossier du siège.

— Donne-le-moi, s’il te plaît.

Brigitte ne lui a pas répondu. Ses doigts tapotaient le volant. Assia était livide.

— Tu es complèteme­nt timbrée !

Garée sur le trottoir, la voiture gênait les passants. Une mère et sa poussette, un vieil homme, des enfants. Un jeune à casquette a eu un geste mauvais. — Connasses !

Alors Brigitte a ouvert brutalemen­t sa portière. — On y va !

Elle avait volé le véhicule la veille, dans un parking de Stains.

— On ne laisse rien traîner !

— Complèteme­nt dingue ! a grincé Assia.

J’ai remis ma perruque. Mélody ses gants. — Lunettes !

Brigitte me regardait. J’ai sursauté.

— Mets tes lunettes, Jeanne.

— Oui, pardon.

J’ai respiré en grand. Je tremblais. Mélody est sortie. Assia l’a suivie.

Elle a regardé Brigitte, restée tête nue. Sa perruque et son masque étaient trop voyants pour la rue. Elle se déguiserai­t sous le porche. En attendant, Mélody et elle joueraient les touristes.

Assia a filé sur le trottoir, bouche mauvaise, regard animal. S’est retournée.

— Jeanne ?

Je l’ai rejointe en trottinant. Nous nous sommes mises en marche en direction de la place Vendôme. Elle, vêtue de la longue robe noire des musulmanes, d’une veste à épaulettes et brandebour­gs dorés, hijab bordeaux, gantée de soie, élégante, racée. Et moi, petite chose en tailleur strict, cheveux bruns au carré, lunettes de vue à double foyer, transporta­nt un sac de courses à la marque prestigieu­se, pochette monogrammé­e coincée sous l’aisselle. Une princesse du Golfe et sa secrétaire, coeurs battants, longeant les boutiques de luxe, les immeubles écrasants.

— On est en train de faire une vraie connerie, m’a soufflé Assia.

— Une vraie connerie, j’ai répondu.

2 La dame au camélia (Lundi 18 décembre 2017)

Sept mois plus tôt… Tout se passerait bien. Une visite de routine.

— On va commencer, madame Hervineau. Si je vous fais mal, dites-le-moi.

J’étais torse nu, debout, face à l’appareil, ma main tenant la barre.

— Levez bien le menton, a demandé la manipulatr­ice. Mon sein gauche était comprimé entre deux plaques. — On ne bouge plus.

Elle est retournée derrière sa vitre.

— Ne respirez pas.

— Pardon.

Je n’ai plus respiré.

Il y avait eu cette douleur au sein gauche, au moment de fermer mon soutien-gorge.

— La preuve que tout va bien, avait plaisanté ma gynécologu­e.

Pour elle, le mal disait souvent des choses sans importance.

— C’est lorsque la grosseur est indolore qu’il faut s’inquiéter.

J’ai insisté. Il me fallait une mammograph­ie, une radio, la preuve que tout allait bien. Nous nous étions vues un an plus tôt. Rien n’avait été décelé. Pourquoi recommence­r ?

— Pour ne plus en parler, j’ai répondu.

Elle a haussé les épaules. Puis fait une ordonnance.

Trois jours après, j’étais là, sein écrasé, à attendre. — Lâchez la barre. Respirez normalemen­t.

Je suis retournée dans mon vestiaire. On m’a demandé de ne pas remettre mon soutien-gorge. Ni mes bijoux. Mon chemisier était glacé. J’ai regardé mes mains. Je tremblais. C’était un examen de contrôle, je n’avais rien à craindre mais je tremblais.

— On va quand même faire une écho, m’a annoncé le médecin.

Il a dit ça comme ça. D’une voix morne. Un homme jeune, affairé. Il a passé le gel sur mes seins comme on se lave soigneusem­ent les mains avant de se mettre à table.

— Vous avez froid ?

Je n’ai pas répondu. J’ai hoché la tête. Je tremblais toujours. J’observais le radiologue sans un regard pour moi. Il passait la sonde sous le sein, autour du mamelon, les yeux sur son moniteur. Photo, photo. J’ai fermé les yeux. Photo, photo. J’avais souvent été palpée mais tout s’était toujours arrêté là. Quelques mots de politesse, une poignée de main avec l’assurance de se revoir. Personne ne m’avait jamais fait d’échographi­e. — Ah, il y a quelque chose, a murmuré le médecin. Silence dans la pièce. Le souffle de la machine. Le cliquetis des touches. Et ces mots.

— Quelque chose.

J’ai fermé les yeux. J’ai cessé de trembler.

La sonde courait sur moi. Un animal qui joue avec sa proie.

— Oui, il y a quelque chose, a répété le radiologue. Et puis il a rangé son matériel, me tendant des mouchoirs en papier.

Je suis restée couchée. J’essuyais le gel lentement, autour de la douleur.

— Agathe, voyez s’il y a de la place pour une ponction.

Son assistante a hoché la tête.

— Aujourd’hui ?

— Oui, demandez à Duez s’il peut nous caser entre deux.

Et puis il est parti. Il a quitté la pièce, en jetant ses gants dans une poubelle.

La jeune femme m’a fait asseoir.

— Quelque chose.

Je me suis demandé ce qu’il y avait après cette chose-là. Mon sein gauche avait quelque chose. J’ai pensé à la mort. La phrase cognait ma tête. Je ne respirais plus. Quelque chose. Une expression misérable, dérisoire, tellement anodine.

Je n’avais plus de jambes. Plus de ventre. Plus rien. J’étais sans force et sans pensée. Autour de moi, la pièce dansait.

Lorsque la jeune femme a voulu m’aider à descendre, j’ai relevé la tête.

— Je pleure quand ?

— Maintenant, je suis là pour ça.

Alors j’ai pleuré. Elle a pris mes mains.

— Il n’y a peut-être rien, juste un kyste.

Mes yeux dans les siens. Elle n’y croyait pas. « Voyez s’il y a de la place pour une ponction. » Les mots du médecin. Une ponction, la crainte du pire.

Agathe m’a installée sur une chaise.

Elle m’a apporté des bonbons pour la chute de glycémie, après la biopsie.

— Je saurai si c’est gentil ou méchant ?

Elle s’affairait à rien. Rangeait des instrument­s qui m’étaient inconnus.

— Non. Il faudra attendre les résultats.

— Le médecin ne me dira pas ?

— C’est l’analyse qui vous le dira. Lui, il va se faire une idée. En fonction de la consistanc­e de ce qu’il aspire. Mais cela ne vaut pas un résultat.

— Mais il aura quand même une idée ? Il pourra me le dire, vous croyez ?

— Vous pourrez toujours lui demander.

Elle m’a raccompagn­ée à mon box. Je me suis assise sur le banc. Je n’arrivais pas à remettre mon chemisier, à boutonner mon gilet. Je suis allée aux toilettes. Mon visage dans le miroir. Ma peau grise. Mes lèvres, un simple trait. J’ai passé de l’eau sur mes yeux. Je me répétais que tout irait bien, mais rien n’allait plus. J’avais un cancer. Je le sentais en moi. J’aurais dû demander à Matt d’être là mais il aurait refusé.

— Tu m’as dit toi- même que c’était un simple contrôle.

Parfois, je prenais sa main pour traverser la rue. Il n’aimait pas ce geste. Il n’en comprenait pas l’importance. Et je n’osais pas lui dire que j’avais besoin de

Je n’avais plus de jambes. Plus de ventre. Plus rien. J’étais sans force et sans pensée. Autour de moi, la pièce dansait

lui. Je me souviens de ma main d’enfant, cachée dans celle de mon père. Et celle de notre fils, brûlante dans la mienne, chétive comme un moineau. Aujourd’hui ne restait que la main de Matt. Et il ne me la donnait plus.

— Jeanne Hervineau ?

C’est moi.

Incision, prélèvemen­t, trois coups secs. Quelques minutes seulement.

Le Dr Duez ne m’a rien dit. Rien d’important. — De toute façon, il faudra enlever la grosseur. C’était tout. Et aussi que j’en parle à mon médecin traitant, assez vite.

— Je ne vous lâche pas. Je suis là, avait rassuré Agathe.

Elle a posé la main sur mon bras.

— C’est quoi votre stratégie ?

Je l’ai regardée. Pour la première fois depuis mon arrivée à la clinique, quelqu’un employait un terme militaire. J’ai observé mes jambes ballantes, mes pieds nus, le sol carrelé. Je me suis dit que j’étais en guerre. Une vraie. Une bataille où il y aurait des morts. Et que l’ennemi n’était pas à ma porte mais déjà entré. J’étais envahie. Ce salaud bivouaquai­t dans mon sein. — Vous allez faire quoi, Jeanne ?

— Je vais appeler mon mari, pleurer un bon coup et attendre de voir.

Elle a souri.

— C’est un bon plan. Appelez-moi en cas de besoin.

Je me suis dit que j’étais en guerre. Une vraie. Une bataille où il y aurait des morts. Et que l’ennemi n’était pas à ma porte mais déjà entré

Lorsque j’ai quitté la clinique, sept patientes attendaien­t. J’avais lu qu’une femme sur huit développai­t un cancer du sein au cours de sa vie. Il était là, l’échantillo­n. Huit silences dans une pièce sans fenêtre. Huit poitrines à tout rompre. Huit regards perdus sur des revues fanées. Huit naufragées, attendant de savoir laquelle d’entre nous.

Ce matin, il avait plu. Une sale pluie d’hiver giflée de grésil. Mais c’est le soleil qui m’a accueillie dans la rue. J’avais appelé Matt, trois fois. Trois fois tombée sur son répondeur. Il devait sortir de table. J’avais besoin de lui, pas de sa voix. Et puis lui dire quoi ?

— Mauvaise nouvelle, j’ai peut-être un cancer. Rappelle-moi s’il te plaît.

Je n’ai pas pris le métro. J’ai marché. Ce matin, j’étais une fille rieuse de 39 ans. Cet après-midi, une femme gravement malade. Six heures pour passer de l’insoucianc­e à la terreur. Je n’arrivais pas à regarder les autres. J’avais peur qu’ils comprennen­t que je n’étais plus des leurs. Le temps avait basculé. Tout empestait Noël. Les vitrines, les rues, les visages. Je suis entrée dans une papeterie. Il me fallait un cahier, un épais à spirale pour noter ce qui me serait dit. Comprendre ce que j’allais devenir. Je l’ai choisi avec une couverture bleue. Le bleu du ciel, lumineux et gai. Mon premier acte de résistance.

*

Matt s’est lourdement assis dans son fauteuil. Il m’avait écoutée debout, et puis il s’est assis. — Merde !

C’est tout ce qu’il a dit. Il s’est assis avec son écharpe, son manteau. J’avais attendu qu’il passe la porte pour tout lui dire. Je l’ai cueilli comme ça, sur notre seuil. Je n’avais plus de larmes. Seulement les mots du radiologue, les gestes de son assistante, mon désarroi.

J’avais pris rendez-vous avec mon médecin. Le lendemain, en urgence.

— Demain, je suis en déplacemen­t, a répondu mon mari.

Il quittait la maison plusieurs jours par mois. Celui-là tombait mal.

— Tu ne pourrais pas repousser ?

Une grimace qui disait non. Il était désolé, vraiment. C’est lui qui avait eu l’idée de ce déjeuner de travail, lui qui avait proposé Londres pour que ses clients n’aient pas à se déplacer, lui qui avait fixé l’ordre du jour, choisi ses collaborat­eurs. C’était son dossier. Personne d’autre que lui ne pouvait le régler. Mais il serait là le jour d’après, promis. Et il me téléphoner­ait, il faudrait tout lui expliquer.

Il s’est relevé. A enlevé son écharpe, son manteau. J’étais toujours debout au milieu du salon.

— Tu ne te doutais de rien ?

Son dos, devant la penderie. Lorsqu’il était inquiet, il retrouvait l’accent canadien de sa mère.

— Pardon ?

— On les sent ces choses-là, non ? Tu n’as rien vu venir ?

Rien, non. Rien de grave. À part la boule et cette douleur qui faisait sourire ma gynécologu­e.

— Et c’est vraiment ce qu’ils croient ? Tu ne pourrais pas avoir une bonne nouvelle ?

J’ai secoué la tête. Le matin je n’avais aucune crainte. Au soir, je n’avais plus de doutes.

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