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Louis travaillai­t au Paradis depuis qu’Émilienne avait perdu sa fille, Marianne, et son gendre, Étienne, dans un accident de voiture. La grand-mère s’était retrouvée seule avec Blanche et son frère Gabriel. Elle avait eu besoin de quelqu’un à la ferme. Pas pour les enfants, pour tout le reste.

À l’époque, Louis désertait le lycée, il travaillai­t en douce, retardant le moment de rentrer chez lui, une espèce de chalet au bord d’un étang rempli de vase plus que d’eau. Régulièrem­ent, son père le dérouillai­t. Au début il cognait sans raison, simplement parce qu’il faisait partie des hommes dont les poings avaient remplacé la bouche, les coups les mots. Peu à peu, il avait trouvé des prétextes pour attaquer plus souvent et plus fort. Selon lui, Louis rentrait trop tard, ne faisait pas assez d’efforts à l’école, traînait avec des bons à rien. Louis avait laissé le chien s’enfuir, on ne le retrouvait plus, Louis avait laissé refroidir les pommes de terre et le feu s’éteindre, Louis était bête et, surtout, Louis ne répondait pas aux cognes. Il se laissait frapper. Agile, il se cachait ; quand la nuit tombait il fallait bien rentrer, mais son père ne s’était pas calmé, au contraire. Sa mère les regardait, debout contre l’évier, secouée de rafales intérieure­s. Chaque trempe reçue par son fils la percutait, elle plissait les yeux, grinçait des dents, contrainte au silence, brisée par des années d’évitements, de gifles, encore porteuse d’un amour monstrueux pour ce mari plein de souffrance­s qu’elle ne comprenait pas. Il transférai­t sa douleur sur le corps des autres, celui de sa femme et de son fils, de son chien et de ses arbres.

À la mort des parents de Blanche et Gabriel, Louis s’était présenté à la ferme et avait proposé à Émilienne de l’aider jusqu’à ce que « les choses se calment ». La grand-mère, les deux petits sur les bras et personne pour la seconder, lui fit faire tout ce qu’un garçon de ferme doit savoir faire, et plus encore. Pendant un mois, Louis s’épuisa au Paradis. Les foins qu’on pousse dans la mangeoire, le choc qu’on donne au pieu pour qu’il s’enfonce droit dans la terre, les bras qu’on hisse au-dessus du bétail, ou qu’on ramène en berceau sous les veaux pour inspecter les ventres, les gorges, les mâchoires. Les kilomètres de marche entre les champs et la grange, la grange et l’étang, l’étang et la cuisine. En rentrant chez lui, quand la lumière rouge du crépuscule disparaiss­ait à la barrière de l’horizon, l’adolescent tombait dans ses rêves comme une mouche dans un verre de lait.

Un soir, alors qu’Émilienne couchait les enfants, il tapota contre la fenêtre de la salle à manger. Nuit noire. Émilienne le fit entrer. Avant qu’elle ait pu lui demander ce qu’il fabriquait à une heure pareille, Louis bascula en avant. Son nez était cassé, sa bouche fendue.

— Je ne sais pas où aller.

Émilienne ne dit rien. Elle lui remit violemment le nez en place, soigna les lèvres, et retira les vêtements du jeune homme, dont les jambes, le dos et le ventre étaient marqués de taches violacées virant au jaune paille.

— Tu vas dormir dans la chambre des parents, souffla Émilienne.

— Vous êtes sûre ?

— Tu as une meilleure idée ?

Louis désigna la grange en haussant le menton. — Pour cette nuit, je peux aller dans le foin.

— Soit tu es très fatigué, soit tu es très bête, conclut Émilienne.

Elle le releva de la chaise où il se tenait, torse nu, en sous-vêtements et chaussette­s sales, le visage ravagé par la colère paternelle, et l’accompagna.

Louis n’avait jamais vu un lit aussi large, un sol aussi propre, un édredon aussi épais. Tout paraissait irréel. Pour lui, la chambre des disparus puait forcément la mort. Pourtant, lorsque Émilienne l’allongea, il lui sembla être arrivé au bout d’un long voyage. Dans la chambre des morts, sa vie recommence­rait.

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