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Bleu d’acier

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Bleu pénétrant qui s’échappe vers la nuit

Ils font l’amour. Ça veut dire quoi ? Frida s’est déshabillé­e, elle‑même et très vite, jupe jetée au sol, abandonnée sans égard, chemise déboutonné­e, bouton, bouton, bouton, ça coule, corps nu, culotte

glissée, douce, elle porte son corps haut, sans timidité, sans vertu affectée, elle a apprivoisé le corps très tôt au travers de ses trahisons : trop maigre, hanches étroites, jambe cramée par la polio, la fille qui boite, Frida‑jambe‑de‑bois, un capital de chair bien mince, qu’elle a observé en tous sens et en toute impartiali­té, les creux, les bosses, voilà les cartes, c’est pas la gloire, pas de second tirage.

Diego prend d’abord comme un ogre, il te tombe dessus sans embarras, gourmand, lourd de salive et de dents, il donne l’impression de ne rien voir, de goûter sans les yeux, tout entier truffe qui fourrage, il cherche et s’approprie les odeurs, les déclinaiso­ns de couleur de peau, empressé et joyeux, il n’est plus que mains déliées et mordantes, un premier tour de piste en propriétai­re au bec fin, lui encore habillé.

Elle le déshabille, fait coulisser la ceinture pour délivrer les larges vêtements informes, cherchant un chemin dans l’abondance, se dépêtrant des grosses chaussures noires qu’il faut tirer sec, lui laissant sur le crâne son stetson, désentrave­r ce corps de Diego, connu jusqu’en Europe, totem fabuleux, qui a deux fois son âge et dix vies d’avance sur elle, elle prend le dessus, aucun des deux ne rit, trop troublés par l’urgence, elle se perche en amazone, embrasse ses seins d’homme, consciente du carnaval de fesses et de femmes passées avant elle, expertes, vertueuses ou dépravées, qui ont fait les mêmes gestes sans faire les mêmes. Le sexe est toujours une première fois. Et à dada sur la montagne magique, Diego soudain si léger et habile, maître de la possession, sûr de son droit, manoeuvrie­r idéal, enfant glouton, il s’approprie l’intérieur, lèche‑vitrines, bouton d’art, pilon jouissant, en expert, des clavicules perlées, la toute petite femme jamais en reste, tout en tonnerre, chiot qui aboie, s’insinue de toutes parts dans la machinerie, ils font l’amour, ça veut dire quoi ?

Et puis c’est fini, tension relâchée, on essuie les taches ou non, c’est doux, il n’y a pas de lumière, ils n’ont pas allumé quand ils se sont lancés à l’assaut l’un de l’autre, pour cette première fois tous les deux, faire l’amour pour la première fois ensemble, comme on ouvre l’inaugurale bouteille d’une fête, avec une once de cérémonie, mais surtout beaucoup d’ardeur, parce que cette fête était tant désirée, et Diego sans la regarder demande à Frida – Mais qu’est‑ce que c’est, bon dieu, que toutes ces cicatrices ?

Les jambes de Frida, qui gardent, comme une démangeais­on, la mémoire de l’audace passée et l’infaillibl­e témérité d’hier, sont aujourd’hui bois mort

Elle sait tout de lui, de sa mythologie, et lui ne connaît rien d’elle, elle n’est personne. Il est le plus grand peintre du Mexique, elle est une métisse de Coyoacán qui a vingt ans de moins et une colonne brisée en sus. Alors elle lui raconte. Elle répond à sa question.

C’était il y a plus de deux ans. Elle était avec Alejandro, son amour, son novio, ils s’étaient promenés toute la journée dans Mexico au lieu d’aller étudier, désinvolte­s, légers et un peu bandits, sans but véritable, c’était une journée de septembre, quand l’été s’étiole, et que les odeurs du temps s’alourdisse­nt. Elle avait acheté des babioles, poupées miniatures et bracelets, elle ne peut pas s’en empêcher, un regard sur un objet sans valeur le transforme en talisman indispensa­ble, colifichet­s sacrés qu’elle collection­ne Alejandro, bien qu’un peu irrité de ces fétichisme­s d’enfant‑sorcière, s’en attendrit, elle raconte.

Elle raconte tout bas à Diego dans le noir. À présent, ils sont au frais de leurs sueurs calmées, leurs corps à touche‑touche, odorants et badins.

Alejandro et Frida sont montés dans le bus pour ren‑ trer à la maison. Une fois assise, elle prend conscience qu’elle n’a plus son ombrelle, elle s’agite, Alejandro est mis à contributi­on – Mais où est l’ombrelle ? ! Je l’avais tout à l’heure quand on a longé le marché. – Tant pis, Frida, ce n’est qu’une ombrelle. Non pas tant pis, Frida a peur de perdre les objets qui lui appartienn­ent car ils la rassurent, prolongeme­nts d’elle‑même, elle oblige Alejandro à descendre du bus et ils se retrouvent sur le trottoir. – Où veux‑tu chercher ? admoneste Alejandro, il lui en offrira une autre, une plus belle, il convainc Frida et l’entraîne pour monter derechef dans le bus suivant, Frida a déjà oublié son ombrelle, les objets n’ont pas de valeur autre que leur histoire et l’histoire s’écrit sobre la marcha, la nouvelle ombrelle promise sera augmentée de cette mésaventur­e, ils sont assis, serrés l’un contre l’autre, au fond du bus qui est bondé, Frida collée contre le corps d’Alejandro qu’elle connaît par coeur, comme elle est collée, ce soir, à celui, inédit, de Rivera quand elle raconte.

Ils ont prévenu qu’ils arriveraie­nt vers midi et quelle heure peut-il bien être, là ? Sept heures ? Sept heures et demie ? À quelle heure s’étaient-ils pointés l’année dernière ? Midi, dans son souvenir. À bord de cette invraisemb­lable Mercedes. Qu’ils fassent les sept cents kilomètres depuis Paris, seulement pour lui, l’avait touché. Mais plus encore l’avait ému qu’ils veuillent le voir chez lui. « Si tu es d’accord, Paul, on va venir dans ta maison », lui avait dit Maxime au téléphone. Ainsi avaient-ils voulu inscrire ce retour dans une forme de solennité, car aussi bien ils auraient pu choisir de le revoir dans une brasserie quelconque lors d’un de ses passages à Paris. À partir de onze heures il s’était mis à guetter les voitures sur la petite route, debout sur le perron de la cuisine qui permet de voir par-dessus la haie. Il était un peu nerveux et ne savait pas ce qu’il allait éprouver. La veille, il avait dit au téléphone à son amie Sarah qu’il se sentait plus embarrassé qu’ému. Quatre frères d’un seul coup et un neveu qu’il ne connaissai­t pas… Depuis quand ne se voyaient-ils plus ? Vingt-sept ans, plus ou moins l’âge de ce neveu. Comment allait-il pouvoir prêter attention à chacun ? Écouter chacun, et s’écouter lui-même aussi ? Il n’avait pas la même histoire avec Nicolas, son aîné de deux ans, qu’avec les trois autres, plus jeunes que lui, et qu’il continuait d’appeler « les petits » dans ses monologues. À l’égard de Nicolas, il pensait avoir encore un peu de colère, ou d’amertume, s’il prenait le temps d’y réfléchir, tandis qu’il était pratiqueme­nt certain de ne pas en vouloir aux autres, même pas à Ludovic qui l’avait pourtant copieuseme­nt insulté à l’époque.

Il se tourne dans son lit, cligne des paupières. La lumière pâle d’octobre entre dans la pièce par l’imposte de la porte sur le jardin. Quelque chose dans cette maison le relie à une part heureuse de son enfance dont il n’a pas gardé le souvenir mais qu’il reconnaît malgré tout. Il l’a souvent dit à Esther, au temps où elle était sa femme, et chaque matin, en ouvrant les yeux, il continue de se le dire.

Plus l’heure approchait, plus il avait été nerveux, il s’en souvient. Il se tenait deux ou trois minutes sur le perron, tendait l’oreille, se haussait sur la pointe des pieds, puis comme tout était silencieux, que la route demeurait déserte, il rentrait dans la cuisine, ouvrait le Frigidaire et le refermait, s’immobilisa­it devant la table où jambon cru, melon et fromages avaient été disposés un peu plus tôt et restait là un moment, méditatif et stupide. C’était une belle journée d’automne, ils allaient pouvoir déjeuner dehors, mais il sortirait les plats au dernier moment. Rien de plus qu’un pique-nique, finalement, il aurait peut-être dû prévoir quelque chose de chaud. Sept cents kilomètres, et à l’arrivée du jambon cru… Ils vont penser que je ne me suis pas foulé, avait-il songé, et il avait regretté de ne pas avoir pris en plus un poulet rôti. Sans compter qu’il n’y avait pas énormément de jambon… À cet instant-là seulement il avait su qu’il leur en voulait. Mais bien sûr ! Sans se le formuler, il s’était empêché de faire plus, de faire mieux. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Qu’ils pouvaient ressurgir comme ça après vingt-sept ans de silence, sur un simple coup de fil, et que lui allait se mettre en quatre pour les recevoir ? Ç’avait été plus fort que lui, il s’était empêché, voilà, et il en avait éprouvé du remords ce matin-là.

Par bonheur, le fromage ne manquerait pas, ni le pain. Et Ludovic devait apporter le vin. Il avait entrepris de compter les tranches de jambon, puis le bruit d’un moteur l’avait interrompu et il avait bondi sur le perron. C’était un tracteur. Il l’avait suivi des yeux un instant et il était encore posté là, sur le perron, ne pensant plus à rien, quand il avait vu glisser sous la haie le long cockpit luisant, couleur vanille, d’une Mercedes. La voiture avait ralenti pour se garer un peu plus haut, derrière le buisson épineux des jujubiers. Ça ne peut pas être eux, avait-il pensé, aucun d’entre nous ne roulerait en Mercedes. Et il n’avait pas bougé, continuant de les guetter.

Il avait entendu claquer les portières sans y prêter attention, et soudain il avait reconnu ses frères. Ils marchaient silencieus­ement et en ordre dispersé sur la petite route, seul le haut de leurs crânes dépassait de la haie. C’étaient eux mais terribleme­nt vieillis, on aurait dit qu’on les avait saupoudrés de cendre, et cela lui avait provoqué une émotion à laquelle il ne s’attendait pas. Un instant ses yeux s’étaient embués. Ils n’avaient donc pas vu le portail du jardin, en partie caché par les jujubiers, et ils faisaient le tour de la maison. Ils allaient entrer par le champ des oliviers, juste derrière, et Paul était allé aussitôt à leur rencontre.

Jusqu’au dernier jour de sa vie il se rappellera­it cette image : ses quatre frères et ce neveu inconnu marchant vers lui entre les oliviers. Le sourire engageant de Ludovic, en tête avec Sylvain, son fils, Nicolas juste derrière, avec sur le visage cette expression de perplexité bienveilla­nte et lumineuse qu’il avait enfant, Maxime en retrait, sur la droite, attentif au point de marquer le pas comme s’il était soucieux de ne rien rater des premiers gestes, des premiers mots, et enfin Basile,

Quatre frères d’un seul coup et un neveu qu’il ne connaissai­t pas... Depuis quand ne se voyaient-ils plus ?

tout à fait derrière, sombre et claudiquan­t légèrement, l’air de se demander si tout cela n’allait pas mal finir.

Le premier que Paul avait embrassé était donc Ludovic – « Salut Paul, ça fait plaisir de te voir. » Puis Sylvain avait répondu à son étreinte, osant dire tout haut des mots d’une tendresse extravagan­te qui avaient fait rire les autres, et surtout son père – « Toi, Paul, je voulais beaucoup te connaître, tu sais, alors aujourd’hui est un très grand jour dans ma vie que je n’oublierai jamais… » Tout un petit discours qui avait laissé Paul interdit et bafouillan­t. Nicolas, une tête de plus que lui, l’avait enlacé à son tour en lui tapotant l’épaule – « Sylvain a raison, c’est un grand jour pour nous tous », et Paul s’était senti d’un seul coup revenu à ses dix-huit ans quand il mettait ses pas dans ceux de Nicolas, lui enviant cette innocence, cette grâce, qui faisaient que tout le monde l’aimait au premier regard. Embrasser Basile, lié à l’événement le plus douloureux de leur enfance (il ne pouvait pas penser à Basile, prononcer son prénom, sans revoir aussitôt son visage de bébé fracassé dans la salle de bains) l’avait au contraire replacé dans sa position d’aîné. Il n’y avait jamais eu d’enjeu pour lui autour de Basile, dernier des dix enfants. Paul l’aimait sans réserve. Comme il aimait Maxime, avant-dernier de la fratrie. Ces deux-là étaient encore à l’école primaire quand Nicolas et lui s’étaient enfuis de la famille.

Il les avait priés de le suivre et plutôt que de les faire entrer par la cuisine, sur le côté, Paul les avait entraînés vers le jardin, devant. C’est par là qu’ils auraient dû arriver, poussant le petit portail que cache le buisson de jujubiers et découvrant la belle façade exposée au sud, le palmier et tout le reste. La première fois que Sarah lui avait rendu visite, il avait bien pris soin de la faire passer par le jardin, s’attendant à ce qu’elle s’extasie sur ce qui continue de le toucher, lui : l’abondance de la végétation qui a enfoui la maison au fil des décennies de sorte qu’on ne la voit plus de la route, son toit de chalet dont les débords généreux la protègent aussi bien du soleil que de la neige et, dessous, les élégantes fenêtres cintrées Art déco. Comme Sarah s’était tue, il n’avait pas pu s’empêcher de lui décrire ce qu’elle voyait, lui vantant au passage le charme proustien des deux vérandas, l’une au levant, l’autre au couchant, survivance des années trente, comme du reste le banc, signé d’un sculpteur dont il avait promis de lui montrer le buste sur la place du village. Par la suite, constatant qu’il répétait toujours la même chose à ses visiteurs épisodique­s, Sarah s’était moquée de lui. Il la revoit l’imitant : « Et le banc est signé de Gustave Machin, si vous voulez je vous montrerai son buste… Je le fais bien, non ? Qu’en penses-tu, mon chéri ? » Il sourit distraitem­ent, glisse une main sous sa nuque. Il est très bien, allongé là à réfléchir, il se lèvera quand il entendra du bruit à l’étage.

Le jardin était baigné de soleil quand ses frères l’avaient découvert. Mais aussitôt leurs regards avaient été attirés par l’enseigne émaillée fixée sur le garage des vélos, au fond, à la gauche du petit portail. C’était une publicité pour les huiles de moteurs Bardahl, que Paul avait achetée dans une brocante. Il avait ri en entendant Nicolas s’exclamer : « Bardahl ! Bardahl ! Mais où as-tu trouvé ce truc ? Tu te souviens que Toto… » Évidemment qu’il se souvenait ! Toto au volant de sa 2 CV fourgonnet­te aux couleurs de la marque avec le drapeau à damier des courses automobile­s prolongean­t la barre du « R » de Bardahl. Alors Nicolas avait pris à partie Basile : « Toi, tu n’étais pas né, ni l’autre là-bas (désignant Maxime). Vous avez raté la grande époque, les mecs. » Les deux s’étaient contentés de sourire et Paul avait eu soudain envie qu’ils s’en aillent, qu’ils ne soient jamais venus. Il avait tout écrit sur cette famille et si c’était pour reparler de Toto, il préférait qu’on le laisse seul, qu’on lui foute la paix.

Durant un moment, ils avaient erré tous les six à travers le jardin, sous le soleil de midi, les mains dans les poches, ne trouvant plus rien à se dire. Ludovic avait sauvé la situation en interrogea­nt Paul sur ses arbres. De l’année de constructi­on de la maison, 1928, il restait le vieux jujubier qui essaimait et avait donné naissance au buisson, le tilleul et les cyprès qui ombrageaie­nt la terrasse, devant la cuisine, et l’amandier sous lequel ils se tenaient. Le cerisier était mort deux ans plus tôt et Paul l’avait remplacé par un abricotier. C’était également lui qui avait planté l’autre tilleul au milieu du jardin, et le palmier qui atteindrai­t bientôt la hauteur du toit. Ludovic semblait intéressé, il commentait, souriait, tandis que les autres s’étaient approchés et les écoutaient.

— Vous avez faim ? J’ai préparé quelque chose. Ils avaient acquiescé de façon confuse et l’avaient suivi jusque dans la cuisine.

Qu’est- ce qu’ils pouvaient faire pour l’aider ? Eh bien finir de dresser la table sur la terrasse, sortir le beurre, couper le pain, apporter l’eau et les plats, disposer les serviettes sur les assiettes. Ça y est, ils sont là, avait pensé Paul, au centre d’une agitation dont il avait perdu l’habitude, et maintenant que

C’est après cet échange que Maxime avait proposé de prendre une photo d’eux tous sur la terrasse. La photo de la réconcilia­tion, en somme

va-t-il se passer, que va-t-on se dire ? De nouveau il s’était demandé s’il n’avait pas eu tort d’accepter de les revoir. Tous s’étaient mis à l’appeler au milieu du printemps. D’abord Maxime – « Je ne sais pas si les choses sont rattrapabl­es, mais il faut qu’on se parle. » Puis Christine, leur aînée à tous – « Oh Paul, ça me fait tellement plaisir d’entendre ta voix ! » Puis Basile – et tiens, à propos de voix, il se rappelle combien reconnaîtr­e celle de Basile, légèrement bégayante, avait réveillé en lui cette sourde mélancolie qui s’attache à eux tous. Puis Ludovic, puis Béatrice, et même AnneCécile qui prétendait pourtant avoir tout oublié de leur enfance et s’était éloignée d’eux aussitôt mariée. Même Anne-Cécile avait demandé à le revoir. « Nous vieillisso­ns, Paul, lui avait dit Nicolas, dans quelques années il sera trop tard. » Oui, et alors ? avait-il songé, ne plus vous voir ne m’empêche pas de vous aimer, et c’est reposant de ne plus avoir à penser à chacun d’entre vous. C’est reposant. Bon, mais il était trop tard pour revenir en arrière, l’urgence maintenant était de les faire asseoir. Il se souvient qu’au moment de s’attabler devant le jambon cru et le melon, Ludovic avait lancé joyeusemen­t : « Tout ce que j’aime ! », comme s’il voulait en convaincre les autres et leur transmettr­e son enthousias­me.

Entre-temps, l’un d’entre eux avait dû aller chercher le vin dans la Mercedes, du graves, que Ludovic avait entrepris de servir. Ils avaient rempli leurs assiettes, s’étaient passé le pain, avaient commencé à manger. « Envoie le melon, Maxime ! Celui-ci, il n’a aucune éducation… » – Nicolas, comme Paul l’avait toujours connu avec les « petits », amical et fruste, et comme il l’aimait. Un peu plus tard, c’est Ludovic qui avait remarqué, balayant rapidement du regard ce qui les entourait : « On est bien chez toi, Paul, c’est magnifique ton coin. — Oui, je suis heureux ici. » Alors tous s’étaient mis à lui poser des questions sur sa maison : quand l’avait-il achetée ? comment l’avait-il découverte ? est-ce que ses enfants aimaient y venir ? depuis quand l’habitait-il toute l’année ? En s’efforçant de répondre, Paul s’était rendu compte combien le temps les avait éloignés. Quand ses frères et soeurs s’étaient détournés de lui, il était marié avec Agnès et ils avaient deux enfants encore très jeunes : David et Claire. Ils n’avaient rien partagé de son premier divorce, rien su de ses week-ends seul avec les enfants, ils ne connaissai­ent ni Esther ni les deux filles qu’ils avaient eues ensemble, Anna et Coline, et ils n’avaient pas partagé non plus son épouvantab­le naufrage avec Esther ni la longue dépression qui l’avait précédé. Et, bien sûr, ils ignoraient tout de Sarah. La réciproque était vraie, naturellem­ent, si Paul avait conservé en mémoire les visages de leurs femmes, comme eux devaient se souvenir de celui d’Agnès à trente ans, il ne connaissai­t aucun de leurs enfants.

La conversati­on avait été agréable, cependant, car ils lui avaient donné l’impression d’être curieux de tout ce qu’ils apprenaien­t et de le considérer avec sympathie bien qu’il éprouvât le sentiment que sa vie amoureuse, telle qu’il avait dû la résumer, n’avait été qu’un lamentable fiasco. Puis ç’avait été son tour de les interroger et reconnaiss­ant les prénoms de leurs femmes il en avait conclu silencieus­ement qu’aucun d’entre eux ne s’était séparé. « Mais dites-moi, avait-il demandé à la cantonade, s’efforçant de sourire, est-ce que je suis le seul de la famille à avoir divorcé ? Et deux fois, de surcroît ? » Il était clair qu’ils ne voulaient rien dire qui pût le blesser, mais oui, il était bien le seul.

C’est après cet échange que Maxime avait proposé de prendre une photo d’eux tous sur la terrasse. La photo de la réconcilia­tion, en somme. Il avait installé son appareil en équilibre sur un tabouret, celui-ci posé sur le perron de la cuisine, et après avoir réglé le déclencheu­r automatiqu­e il les avait rejoints autour de la table. Cette photo, Paul l’a fait encadrer et l’a suspendue dans son bureau. Elle exprime étonnammen­t l’inverse de ce que sa mémoire a retenu de ce déjeuner : il avait eu le sentiment que ses frères étaient affables et joyeux quand lui luttait secrètemen­t pour faire bonne figure, or Sylvain et lui sont les seuls à sourire au milieu de visages tendus et graves.

Vers quinze heures, comme le soleil parvient à s’infiltrer en cette saison entre le toit et les branches du tilleul, chauffant soudain la terrasse, ils avaient dû déménager pour s’installer devant le banc, près du palmier, un endroit ombragé à ce moment de la journée. Ils y avaient transporté la table, les chaises, et Paul leur avait servi du café puis du limoncello glacé dans des petits verres. Alors Sylvain avait repris la parole pour dire combien il était heureux d’être ici – tout un petit discours à nouveau, d’une poésie et d’une sincérité déconcerta­ntes qui avait rappelé à Paul le Rilke des Cahiers de Malte. À la fin, Ludovic avait passé la main dans les cheveux de son fils en le regardant comme s’il ne pouvait pas en croire son bonheur, et tous avaient été complices, approuvant et riant, avec dans le regard une tendresse qui avait renvoyé Paul à sa solitude, à son ignorance. Tiens, voilà une chose que j’ai complèteme­nt ratée, s’était-il dit, et il en avait éprouvé un peu de tristesse.

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