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Soeur Clémence

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— Fais-moi la pluie, dit Fleur.

Les doigts de soeur Clémence ruissellen­t sur le crâne de l’enfant.

— Fais-moi le vent.

Elle souffle sur les tendres paupières, fermées d’extase.

— Touche mon coeur comme il t’aime.

Sous la paume de la vieille femme, l’oiseau en cage toque avec une vigueur qu’a oubliée le sien. In manu Dei sunt 1. Lui seul connaît l’instant du dernier battement.

Fleur guide une fourmi de son pouce à son index, puis, lassée, l’envoie voler d’un soupir. Elle gratte une croûte sur sa joue, renifle le dessous de ses ongles, s’enivre de leur odeur rance et dit :

— Tu crois que mon père reviendra bientôt ? Soeur Clémence hausse les épaules pour ne pas avoir à lui mentir, mais la fillette s’est déjà évadée vers d’autres jeux, explorer l’entrée d’une tanière ou se tresser une couronne de pâquerette­s et de cistes.

La doyenne se repose au soleil de la restanque avant de repartir. Depuis le matin, elle ratisse les abords de la rivière. Le dégel a gonflé les eaux du Loup, rendant les berges glissantes et dangereuse­s, mais pour rien au monde elle n’aurait manqué ce jour.

Cette nuit, Vert-de-cul, le crapaud de la source, a chanté, et ce matin, alors que les murs de l’abbaye expiraient l’humidité de l’hiver en bouffées putrides, elle a vu qu’au jardin la rondette avait fleuri. Cette date n’est pas inscrite dans le calendrier, ou décidée par les astres, elle change chaque année. Il faut savoir en reconnaîtr­e le tressaille­ment, le premier coup de reins secouant l’apparente immobilité du paysage. C’est le jour exact où naît le printemps.

Sur les berges, soeur Clémence a récolté des brassées d’orties, d’herbe du bon soldat et les premières têtes de pas-d’âne. Elle cueille ces dernières à peine écloses et les séchera au plus vite. Trop ouvertes, elles perdent leurs vertus en mûrissant leurs graines. Ce soir, elle en composera une infusion pour soigner les vilaines toux de ses soeurs.

Soeur Clémence a baptisé cette plante « Filius ante Patrem », le fils avant le père, car elle fleurit avant de faire ses feuilles. Fleur préfère l’appeler « pas-d’âne », en pensant aux écailles de sa tige. L’enfant aime les images ; la vieille femme, les étrangetés de la nature.

Son panier déborde d’asperges sauvages qui agrémenter­ont la collation du dîner. La fin du jeûne de carême redonne un souffle de gentilless­e aux anciennes et un peu de couleur aux novices. Soeur Clémence a peu d’espoir que sa cueillette mette la soeur cuisinière dans de meilleures dispositio­ns. Jamais les simples ne rendront aimable cette rosse. À croire que la fréquentat­ion des fourneaux a asséché son âme. — Quisiera cochi aqui 2, dit Fleur.

— Les loups te mangeraien­t.

La brise apporte jusqu’à elles le tintement des cloches. C’est déjà none.

Les soeurs converses3 célèbrent l’office divin là où elles travaillen­t. La doyenne se plaît à prier ainsi, les genoux agacés par le tapis de glands, de feuilles et d’épines. Deus, in adjutorium meum intende4, chantet-elle à la voûte verte et bleue. Domine, ad adjuvandum me festina, lui répondent les pins dont les têtes dansent très haut, plus près du Créateur.

Elle se relève après le Gloire au Père et ses os protestent, tandis que Fleur virevolte autour d’elle, la narguant de sa jeunesse.

— Demain, nous irons au vallon obscur.

— ¡ Ahmo ! ¡ Yo no voy ! grogne la fillette.

La vieille taloche la petite, car elle doit abandonner sa langue étrange et elle doit apprendre à obéir. Personne n’aime le vallon obscur, même les chèvres, pourtant de nature si curieuse, mais dans l’ombre humide et inquiétant­e poussent les plantes qui fuient le soleil des collines.

Fleur est oblate, une enfant consacrée à Dieu et donnée par son père aux louventine­s. Sans dot, elle ne deviendra jamais soeur de choeur : comme soeur Clémence, elle prendra le voile brun des converses. Ora et labora, prière et travail, elle suivra la règle de saint Benoît parmi les Marthe6, les servantes de Dieu, payant par le labeur son séjour dans Sa citadelle.

Quand elles atteignent la dernière restanque, au sommet de la colline, soeur Clémence découvre que la terre au pied des vénérables oliviers est fraîchemen­t labourée par les sangliers, là même où elle avait trouvé une belle racine de mandragore. Quel dommage ! Elle pensait venir l’extraire plus tard, une nuit de pleine lune, car il est bien trop tôt dans la saison pour la récolter.

La vieille nonne ôte la couronne que Fleur s’est tressée. Mère Marie-Vérane désapprouv­erait d’un pli familier de sa bouche sèche. Elle jette aussi celle que l’oblate lui a offerte. Là, les lèvres de l’abbesse siffleraie­nt l’enfer.

— S’orner est un péché.

— Mais c’est Dieu qui donne les fleurs ! dit l’enfant en reculant.

L’enfant aime les images ; la vieille femme, les étrangetés de la nature

Puis changeant comme la rivière, son visage s’illumine et elle s’écrie :

— Des visiteurs, soeur Clémence, des visiteurs ! La converse aperçoit deux centaures noirs au pied du chemin du chef de Dalmas. Le premier cavalier épuise son cheval sous son poids ; l’animal refuse d’avancer. Le second, une maigre tige, fait tourner sa monture autour de son compagnon avant de s’élancer, bras en croix, dans la longue pente qui mène à l’abbaye.

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