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Soeur Clémence

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La soeur portière, qui guettait leur arrivée depuis le beffroi, déverrouil­le la poterne des converses sans même qu’elles aient à attendre. L’enfant traîne des pieds à l’idée de retrouver ses corvées ; soeur Clémence, elle, s’illumine comme toujours d’un sentiment de reconnaiss­ance. L’entrée des visiteurs n’est qu’une porte donnant sur une autre porte, mais celle des charrettes s’ouvre sur le paisible cimetière, semé d’un verger déjà fleuri des promesses du printemps et sur le potager, aux claies parfaiteme­nt alignées. Au fond, caché par les cyprès, se devine le bâtiment des novices et des petites, et là-bas, au bout d’une allée sableuse, le jardin des simples.

De cet éden ceinturé de murs, aucun arbre, aucun caillou ne lui est étranger. Rien n’a changé depuis son enfance, sinon les deux granges et la fabrique que l’abbesse a fait construire. Chaque embellisse­ment blesse la vieille converse, car de sa citadelle elle aime jusqu’à la moindre lézarde. Parfois, elle s’autorise à contempler depuis la tour de guet la mer qui scintille au loin, immuable, dans sa trompeuse placidité. Elle n’a pas oublié les craquement­s du bois du navire, les cris, les râles et la mort qui accompagna­ient la longue traversée. Mais peu importe la morsure du souvenir, la clôture la protège. Le verger fleurissai­t à son arrivée, il donnera encore ses fruits quand Dieu la rappellera ; seuls les êtres passent.

Devant l’infirmerie, soeur Clémence s’assoit sur le banc où l’empreinte de son derrière a, année après année, lustré la pierre jusqu’à la rendre brillante. Elle trie de son panier les asperges que la petite rapportera en cuisine, puis elle sépare l’herbe du bon soldat de ses racines : ces dernières exhalent une forte odeur épicée, comme la coûteuse fleur du giroflier. La soeur cellérière­10 a mal aux dents : on l’entend gémir depuis des jours, même pendant l’antienne. Ni les gousses d’ail qu’elle mâche en permanence ni l’onguent à la matricaire que lui a proposé soeur Clémence ne la soulagent ; l’abbesse a dû la dispenser d’office. Réduite en poudre et bouillie dans du vin, la racine de benoîte offrira peut-être meilleur effet. Elle alternera avec des figues sèches cuites dans du lait, qui feront mûrir l’abcès.

— Raconte-moi une histoire, dit l’enfant. Soeur Clémence jauge la course du soleil. Elle sait qu’avant tout la fillette mendie un dernier instant de liberté. Fleur fuit le silence et la discipline, mais elle s’y habituera. Elles s’y habituent toutes.

La vieille converse a encore du travail avant les vêpres ; elle contera la légende du chef de Dalmas, une histoire courte, mais, en vérité, sa préférée.

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