Vous n’aurez pas le dernier mot
Être écrivain est un métier dangereux. Quels dangers, me direz- vous, peuvent bien le guetter ? Assis à sa table, que risque-t-il, si ce n’est de s’entailler le doigt avec le coin trop affûté d’une feuille de papier, ou d’avaler le noir liquide de son encrier de dépit, lorsqu’un mot, une syncope se refusent à lui ? Avoir les genoux engourdis à force de rester assis ? Ne vous y fiez pas, mille périls guettent un écrivain. Mourir étouffé par un abricot, comme Diderot, parce que l’on pense à son prochain pamphlet ; se faire embarquer, au détour de SaintGermain- des- Prés, par le club des Hashischins de Baudelaire, Nerval et Théophile Gautier, et finir la tête à l’envers sur un manuscrit inachevé ; descendre du Ricard amélioré en croyant boire de l’absinthe et, à chaque pigeon croisé, penser voir un albatros ? Comme Sartre, abuser d’un puissant hallucinogène mexicain, et se croire poursuivi par un bataillon de homards, puis tenter de leur échapper, dans une course folle sur les Champs- Élysées ? Autre mal auquel tout écrivain semble succomber, tomber amoureux de George Sand, au point de faire dire à Jules Renard : « c’est la vache bretonne de la littérature » ? Tirer, comme Verlaine, sur son amant, parce que l’on ressent les tourments de l’amour plus intensément ?
Mourir comme García Lorca, en août 1936, fusillé pour ses idées ? Pour aimer la République et clamer la Liberté, retourner à la poussière andalouse près de la « Source aux larmes » ? N’y a-t-il pas là de quoi trembler ? Ou comme Pouchkine, mourir comme l’un de ses personnages d’Eugène Onéguine, dans un duel que l’on a
Abuser d’un puissant hallucinogène mexicain, et se croire poursuivi par un bataillon de homards
soi-même provoqué, dans la forêt de Saint-Pétersbourg, contre un officiel français ? Comme Dostoïevski, être condamné au bagne, parce que l’on a fréquenté des cercles socialistes utopiques ? Être en cavale comme Casanova, s’échapper de prisons vénitiennes par les toits ?
Tout ceci n’est rien face au pire danger qui guette un écrivain : être le jouet de sa propre imagination et finir par croire en ses personnages. Comme l’écrivain François Merlin finit par croire à Bob Saint-Clar dans Le Magnifique, penser que l’on poursuit des espions au Mexique, sur une plage idyllique, et que la belle Tatiana nous attend, quand on est en réalité dérangé par sa femme de ménage et par l’électricien venant faire des réparations. Voilà le grave danger que court un écrivain, se penser en costume de lin quand il est en chaussons.
Le 18 août 1850, 23 h 30, Balzac a de la fièvre. Victor Hugo est venu en visite et le quitte sur ce constat : Balzac se réduit comme une Peau de chagrin. L’encre se sèche, lui glisse entre les mains. Balzac se sent étouffé, il appelle à l’aide… Le cas est désespéré, il le sait, un seul médecin peut l’aider. Il ordonne à ses gens : « Appelez Bianchon ! Appelez Bianchon ! Seul Bianchon peut me sauver ! » Hélas, les serviteurs ne savent vers qui se tourner. Le docteur Bianchon ne pourra pas venir. Parce qu’il n’existe pas. C’est le médecin de la Comédie humaine, l’un des trois mille personnages auxquels il a donné naissance, et qui lui survivront.
Amis écrivains en herbe, avant de signer votre contrat d’auteur, songez à ces périls qui guettent votre âme. Mais songez surtout à la belle aventure qui vous attend.