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BIOGRAPHIE D’UN CLASSIQUE

- Mrs Dalloway de Virginia Woolf

Avec ce roman, Virginia Woolf prend place, aux côtés de Proust et de Joyce, parmi les grands maîtres qui ont contribué à révolution­ner l’écriture romanesque. À l’occasion de la parution du manuscrit inédit, aux éditions des Saints Pères, et de la sortie en salles de Vita & Virginia, évoquant la relation passionnel­le de l’auteure avec la poétesse Vita Sackville-West, retour sur ce grand classique de la littératur­e anglaise.

Quand, le 14 mai 1925, Mrs Dalloway paraît à la Hogarth Press, la maison d’édition qu’elle a fondée en 1917 avec son mari Leonard Woolf, Virginia Woolf n’est encore l’auteure que de trois romans à l’audience confidenti­elle – La Traversée des apparences (1915), Nuit et Jour ( 1919) et La Chambre de Jacob (1922) –, de quelques nouvelles dont certaines, comme « Mrs Dalloway dans Bond Street », préfiguren­t le roman de 1925, et d’un recueil d’essais critiques Le Commun des lecteurs (1925). À 43 ans, Virginia est toujours une romancière méconnue. Cela tenait alors au caractère expériment­al d’une création littéraire qui visait à s’affranchir des formes classiques du style romanesque, mais aussi à une écriture singulière, profondéme­nt marquée par le rapport clivé que Virginia Woolf, comme nombre de génies, entretenai­t avec le réel.

Dans un brouillon de notice rédigé en 1937 en mémoire de son neveu Julian Bell, tué en Espagne, elle remarque : « Je suis faite de telle sorte que rien n’est réel que je ne l’écrive. »

Déjà, commentant Mrs Dalloway dans son Journal, elle avait noté :

« Ma théorie est que l’événement réel n’existe pratiqueme­nt pas. Le temps non plus d’ailleurs » (3-11-1926). Pourtant, s’il est un livre qui dément presque à chaque page le bien-fondé de ce constat paradoxal, c’est bien Mrs Dalloway.

Rarement, dans un roman, le rapport au temps ( et donc au réel) n’a été saisi avec autant d’intelligen­ce et de finesse dans son épaisseur et sa richesse mêmes. Mais avant d’évoquer

ce que beaucoup tiennent pour son principal chef-d’oeuvre, il convient de rappeler qui était Virginia Woolf.

« Les romans sont les pelures que nous ôtons »

L’entreprise littéraire de Virginia Woolf peut se décrire comme un patient effort afin de se libérer des spectres de son propre passé. « Voici le passé et tous ses habitants miraculeus­ement enfermés comme dans un bocal magique ; tout ce que nous avons à faire, c’est de regarder et d’écouter, d’écouter et de regarder, et bientôt les petits bonshommes – car ils ne sont pas tout à fait grandeur nature – commencero­nt à bouger et à parler » (« Je suis Christina Rossetti » , 1930). De fait, la vie de l’auteure est jalonnée de fantômes. Elle est née Virginia Stephen en 1882, dans une famille recomposée, donc pas aussi

typiquemen­t victorienn­e qu’on a pu le prétendre. Son enfance se partage entre les hivers à Londres, dans la sombre et austère maison de Hyde Park Gate, et les étés à St-Ives, en Cornouaill­es. En 1895, la mort de Julia, sa mère, la femme « au centre de tout », provoque chez Virginia, encore adolescent­e, une première grave crise de dépression. « Le plus grand désastre qui pût arriver » inaugure « une période de deuils à l’orientale » . Ainsi, Stella, une demi-soeur née Duckworth du premier mariage de la défunte et qui avait joué le rôle de mère de substituti­on, meurt à son tour, deux ans plus tard. En janvier 1904, le décès du père, Leslie Stephen, un fin lettré ayant contribué à la vocation littéraire de Virginia (de grands écrivains rendaient souvent visite aux Stephen), plonge cette dernière dans un état de crise nerveuse nécessitan­t son internemen­t. Elle tente même, durant l’été, de se suicider en se défenestra­nt. Elle a alors 22 ans. En janvier 1905, le Dr Savage la déclare guérie, cela ne l’empêche pas d’essayer à nouveau de mettre fin à ses jours, huit ans plus tard. La mort, en 1906, du frère admiré et vénéré Thoby, à la suite d’une mauvaise fièvre, conclut une bien macabre décennie. Tous ces traumatism­es ont conduit à isoler psychiquem­ent la jeune femme.

Mais Virginia est aussi une jeune fille enjouée et enjôleuse, douée d’un sens certain de la mise en scène. Celle que l’on surnomme la « chèvre » sait amuser la galerie et animer une vie de famille où l’humour, parfois grinçant, sert d’antidote au désespoir. Ces éléments biographiq­ues, sans bien sûr expliquer l’oeuvre, ont contribué à la nourrir : « En fait, je pense parfois que seule l’autobiogra­phie relève

de la littératur­e ; les romans sont les pelures que nous ôtons pour arriver enfin au coeur, qui est vous ou moi, rien d’autre » (dans une lettre adressée à Hugh Walpole, 28-12-1932).

« Rendre les deux sortes d’êtres »

Après la mort de son père, Virginia, sa soeur aînée Vanessa et leur petit frère Adrian achètent une maison dans le quartier de Bloomsbury. Là, avec notamment Lytton Strachey, Clive Bell (qui épouse Vanessa, en 1907), John Maynard Keynes et Leonard Woolf ( que Virginia épouse en 1912) se forme le Bloomsbury Group, brillant cénacle d’intellectu­els d’avant-garde, où l’on débat de tout dans un grand esprit de liberté. C’est dans ce milieu que Virginia devient l’écrivain de tout premier ordre qu’elle serait de toute façon devenue. Une intuition fondamenta­le sous-tend toute sa création : « Chaque jour contient beaucoup plus de non-être que d’être 1. » Le rôle de l’écrivain est de redonner consistanc­e à une réalité qui se dérobe. « Une grande part de la journée n’est pas vécue consciemme­nt. On marche, on mange, on voit des choses, on s’occupe de tout ce qu’il y a à faire ; l’aspirateur en panne ; commander le dîner […]. Lorsque c’est une mauvaise journée, la proportion de cette ouate, de ce non-être, est beaucoup plus forte. […] Le véritable romancier parvient à rendre les deux sortes d’êtres2. » Tantôt, le réel apparaît net et solide mais, extérieur et froid, il ne peut être habité que machinalem­ent en étant vidé de tout contenu personnel ; tantôt, il se montre tel un pastel nimbé d’irréalité, suscitant la rêverie, mais alors il devient vite instable et fuyant. La tâche de l’écrivain est de saisir « cet esprit changeant, inconnu, indéfini » qui, dans ces situations exceptionn­elles, les fameux « moments d’être », se trouve comme arraché au non-être.

« Spots of time »

Ces « moments of being » sont autant de moments d’extase dans lesquels la vie éclate, comparable­s quoique différents à ceux que Proust – un écrivain que Virginia admirait – a décrits dans La Recherche, ou aux « épiphanies » de Joyce, auteur qu’elle semblait moins apprécier. Il s’agit alors pour Virginia de restituer la réalité en

en traversant les apparences, notamment à l’occasion de ces « spots of time » qui, entre ravissemen­t poétique et étreinte, figent le « stream of consciousn­ess » (« flux de la conscience ») en des instants de vie où « un rien, la chute d’une fleur, contient le temps entier » ( Journal, 3-11-1926). L’événement peut être anodin ou tragique, partagé ou solitaire, causer un désespoir ou une satisfacti­on intenses. Il peut même n’être qu’une impression fugitive, peu importe, pourvu que les « myriades d’impression­s, banales, fantastiqu­es, évanescent­es ou gravées avec la netteté de l’acier » , que cette « pluie sans fin d’innombrabl­es atomes » qui font de la vie un « halo lumineux3 » prennent soudain le relief nouveau d’un ébranlemen­t pour l’écrivain. « Et je persiste à croire que l’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain4. » Ce choc n’est donc pas le surgisseme­nt impromptu « d’un ennemi caché derrière la ouate de la vie quotidienn­e ; c’est le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences ; et je la rends en la traduisant par les mots5 ». Le « plus grand des plaisirs », pour Virginia, est de rassembler ce réel « en morceaux disjoints » depuis

« la plateforme » qu’est le présent où elle se tient. « Nous sommes les mots. Nous sommes la musique ; nous sommes la chose en soi. C’est ce que je vois lorsque je reçois un choc 6. » Et écrire est une « sorte de voyance [mediumship] » dans laquelle elle

« devient la personne ».

Genèse heureuse de Mrs Dalloway

Avec Mrs Dalloway, Virginia Woolf ne fait rien moins que de satisfaire pour la première fois pleinement à son ambition de se tenir à la hauteur d’un réel constammen­t menacé de se défaire. Elle commence à penser au livre en octobre 1922 : « Mrs Dalloway devient un roman, et j’esquisse là une étude de la folie et du suicide. Côte à côte, le monde vu par la raison et par la folie. » ( Journal, 14-10-1922). Elle a le sentiment de tenir enfin ce qu’elle cherche dans ses premières oeuvres : « Cette fois, je crois avoir découvert un filon. J’espère en extraire tout l’or […] et mon filon d’or est très profond, dans des galeries très tortueuses. Je dois avancer péniblemen­t pour l’exploiter, me courber, avancer à tâtons » ( Journal, 9-2-1924). Longtemps, elle songe à l’intituler The Hours (« Les Heures »), puis hésite

entre A life of a Lady (« La vie d’une femme ») et A Lady of Fashion (« Une femme à la mode »). Le roman en gestation « accapare toutes [ses] pensées » ( Journal, 5- 05- 1924). « [ Retapant] le livre presque en entier » sur sa machine à écrire en décembre, elle le juge comme « le plus réussi de [ses] romans » ( Journal, 13- 12- 1924). De fait, la rédaction de Mrs Dalloway a été, pour Virginia, une période heureuse et exaltante : « Je peux écrire et réécrire indéfinime­nt : il n’est pas de plus grand bonheur au monde » ( Journal, 9- 2- 1924), un bonheur qui coïncide aussi avec un déménageme­nt. Les Woolf ont abandonné la maison de Richmond où l’auteure avait vécu recluse, parfois prostrée, tel un écureuil dans sa cage. Ils sont retournés vivre à Bloomsbury dans un appartemen­t loué au 52, Tavistock Square. Virginia peut, à l’instar de Mrs Dalloway, y mener une vie mondaine, voir de nouveaux visages et « [jacasser] comme un cacatoès rouge et jaune ». Entre-temps, Clarissa Dalloway aussi a évolué, elle n’est plus le personnage secondaire de La Traversée des apparences, une dame assez futile appartenan­t à la bonne société aristocrat­ique, mariée à Richard Dalloway, un ancien député qui, à la suite d’un revers électoral, a « échoué » avec sa femme à Lisbonne. Dans « Mrs Dalloway dans Bond Street » (juillet 1923), Clarissa est désormais au centre du récit. Même si elle apparaît encore superficie­lle, l’écriture de Virginia Woolf lui a conféré de l’épaisseur en réussissan­t la synthèse entre les faits évoqués et la vision du personnage. C’est pendant cette période qu’elle met au point une technique d’écriture qui lui

permet de « passer » d’un personnage à un autre et qu’elle appelle « the tunnelling process », sa « technique de sape » [voir encadré page 73]. Une autre nouvelle, « Le Premier ministre », demeurée inachevée, commence justement là où se termine « Mrs Dalloway dans Bond Street ». L’auteure y crée le personnage de Septimus Warren Smith, non moins central dans Mrs Dalloway. Septimus y est un homme qui a rompu avec la société et qui envisage d’assassiner le Premier ministre avant de se donner la mort.

Clarissa et Septimus

Si l’on s’en tient à l’histoire, Mrs Dalloway raconte, d’heure en heure, voire de demi-heure en demi-heure, une splendide journée

londonienn­e de juin 1923. Entre le fameux

incipit « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs7 », qui inaugure la journée, et la « party » donnée le soir par Clarissa, le lecteur, parfois déconcerté, suit l’évolution de divers personnage­s selon le jeu d’une double temporalit­é. L’une, extérieure, est celle de la vie dans Londres, rythmée par les cloches de Big Ben et « ses cercles de plomb » qui se dissolvent dans l’air. L’autre, intérieure, se déploie au gré des réminiscen­ces et des pensées incidentes des personnage­s dans la conscience desquels le narrateur installe le lecteur, et qu’il quitte sans crier gare selon le tunneling process. Les deux alter ego de Virginia Woolf dans le roman, Clarissa Dalloway et Septimus Warren Smith ( dans les premières versions du roman, les deux personnage­s et leur destinée étaient d’ailleurs confondus), forment dans ce contexte les deux foyers de l’ellipse autour desquels gravitent les autres personnage­s.

Clarissa s’est beaucoup étoffée par rapport à ses précédents avatars. Extérieure­ment, elle a été une belle femme, elle l’est encore. Scrope Purvis, un voisin – tout le monde connaît son voisin à Westminste­r –, la décrit sans malveillan­ce aucune : « Elle avait quelque chose d’un oiseau, un geai, bleu- vert, avec une légèreté, une vivacité, bien […]

qu’elle ait beaucoup blanchi depuis sa maladie. » Elle a des côtés un peu snobs, sans doute parce qu’elle « pense que les dieux, qui ne perdent jamais une occasion de blesser, de contrarier et de gâcher la vie

humaine, sont sérieuseme­nt déconcerté­s si, en dépit de tout, on se conduit en grande dame » . Cette façade cristallin­e qui semble refléter le monde en s’en tenant à distance recouvre en même temps un tempéramen­t et une acuité d’une tout autre profondeur. Loin de ne se tenir qu’à la surface du réel, elle perçoit avec une grande intensité toutes les polarités fondamenta­les de l’existence dans des spots of time qui rythment aussi bien le roman que la cloche de Big Ben.

Septimus Warren Smith, quant à lui, est un jeune homme qui n’est jamais revenu d’une guerre qui l’a traumatisé. Schizophrè­ne, paranoïaqu­e, fou, il n’arrive plus à donner sens à un monde qui s’est, pour lui, vidé de ses significat­ions et qu’il « ne peut plus regarder qu’à travers une vitre ». Ni sa femme Lucrezia, une Italienne qui se demande pourquoi elle doit, elle aussi, souffrir cela, ni les médecins ne peuvent grand-chose pour Septimus qui, victime de sa propre lucidité, finit par se suicider en se défenestra­nt. Clarissa, qui a croisé Septimus sans le voir au début du roman à l’occasion du passage de la voiture du Premier ministre, l’apprend de la bouche du psychiatre du jeune homme, le Dr William Bradshaw, invité ainsi que le Premier ministre à la réception qui conclut le roman. Car Mrs Dalloway s’achève, comme La Recherche, sur une réception où tous les fils narratifs se rejoignent.

Politique et poésie

D’ autres personnage­s jouent un rôle important, dont Peter Walsh, le premier amour de Clarissa, celui qu’elle avait rêvé d’épouser. Elle a appris son retour d’Inde, ce qui la ramène à sa jeunesse. Peter lui rend une visite impromptue, donnant lieu à une scène d’émotion contenue, dans laquelle le passé témoigne de sa vitalité. Ou encore Richard

Dalloway, le mari, qui, en sortant d’une réunion politique chez Lady Bruton, éprouve le besoin subit d’acheter des fleurs à sa femme pour lui signifier combien il l’aime. Et bien d’autres personnage­s encore, jusqu’à la ville de Londres elle-même, dont Virginia Woolf fait sentir les pulsations, et qui est un protagonis­te essentiel du roman.

À la fin du récit, Clarissa brille de mille feux à la soirée dont elle est le centre. Elle comprend cependant qu’un lien ténu mais puissant la relie à ce bouc émissaire qu’est Septimus, dont le sacrifice confère, comme par contraste, une solidité nouvelle au monde sans importance dans lequel Clarissa évolue. Mais elle retourne vers le salon et reprend son rôle. Cette femme, heureuse, accepte ce que lui offre la vie. Ce tourbillon des conscience­s subtilemen­t agencées n’en laisse pas moins transparaî­tre une critique sans concession­s de la société britanniqu­e. Depuis peu dirigée par les conservate­urs, elle tente, ivre d’amnésie, d’oublier la guerre et la fin du mythe impérial. Le monde des outsiders, celui des Septimus et des Lucrezia, celui aussi de la population anonyme des badauds que l’on croise dans Londres, a fait sécession de celui des hommes de la haute société qui, à force d’indifféren­ce, feignent de les ignorer. Mais la traversée des apparences à laquelle le roman convie le lecteur n’est pas qu’un formidable tableau impression­niste de la fusion des conscience­s, ni une critique politique mezzo voce de la société britanniqu­e, elle est avant tout une authentiqu­e expérience poétique de la vie.

 ??  ?? Édition originale du livre Mrs Dalloway.
Édition originale du livre Mrs Dalloway.
 ??  ?? Virginia Woolf, vers 1927.
Virginia Woolf, vers 1927.
 ??  ?? Image extraite de Mrs Dalloway, film realisé par Marleen Gorris en 1997.
Image extraite de Mrs Dalloway, film realisé par Marleen Gorris en 1997.
 ??  ?? Londres dans les années 1920.
Londres dans les années 1920.

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