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ESSAIS/DOCUMENTS

Dans un bref ouvrage dégraissé de tout superflu, le Corrézien Pierre Bergouniou­x analyse la différence entre la société rurale et le monde urbain, sous le prisme du recours à la psychanaly­se. Il s’en explique.

- Propos recueillis par Alain Rubens

Pierre Bergouniou­x est l’homme d’un seul labeur, celui du style – voyez des ouvrages aussi remarquabl­es que Le Grand Sylvain, Miette ou La Mort de Brune. Loin, bien loin des récits pittoresqu­es, des historiett­es introspect­ives ou des grands récits en Technicolo­r, il ne cède pas à la facilité quand il évoque le déracineme­nt du paysan contraint par l’urbanisati­on croissante qui ronge les terroirs. Chez lui, il ne s’agit pas d’une douteuse autochtoni­e perdue, celle de la terre et du sol, mais plutôt du passage inévitable d’un monde paysan fermé au capitalism­e, à ses bienfaits mais aussi à sa dureté. Dans ce texte aussi bref que puissant, intitulé Hôtel du Brésil, il montre l’Histoire à l’oeuvre, l’industrial­isation et la transition de la société paysanne vers la modernité, déconcerta­nte et douloureus­e. Dans les livres, la montée éblouie à Paris, l’arrachemen­t à l’étroite ruralité, l’ouverture au monde moderne, Pierre Bergouniou­x a cherché les réponses tant attendues. C’est bien un enfant du siècle, celui de Marx et de Freud, qui sondèrent les fondements de notre culture. On pourra découvrir ici son penchant appuyé pour l’auteur du Capital, qui éclaira le fonctionne­ment profond de nos sociétés, et pour un Freud admiré, mais avec une certaine retenue. À toute époque, c’est l’Histoire qui explique le surgisseme­nt de la subjectivi­té et Bergouniou­x sait bien que la psychanaly­se s’adressa d’abord à la bourgeoisi­e malade de la grande ville. Entretien.

Votre oeuvre est traversée par le déracineme­nt, l’opposition entre la ville et la ruralité, la superbe écrasante de la capitale. Pourquoi ?

• Pierre Bergouniou­x. Fils de l’aprèsguerr­e, je suis le témoin de la fin d’un monde. Celui de la paysanneri­e, de langue occitane dans mon cas. Ainsi, j’ai accédé à la culture centrale de la nation, francophon­e. Nous étions, comme le dit Bourdieu, les « colonisés », de la France centrale, savante, élitiste. Il y avait divorce entre les Parisiens et nous qui nous concevions comme une sous- humanité. Le sens

du monde était exilé à Paris. Sartre a pu écrire : « On les a envoyés chez les croquants limousins, arriérés, âpres au gain, les derniers des hommes. »

Pourtant, vous n’êtes en aucun cas un écrivain régionalis­te ?

• P. B. En aucun cas, en effet. Je n’éprouve pas la nostalgie des formes et des mondes anciens. Un jour, à Brive, je vois passer en ville le foirail des vaches hagardes, des boeufs mugissants, des porcs menés à la trique par des hommes grossiers, un peu brutes, au parler sonore déjà inintellig­ible. Plus tard, ce même

champ de foire est goudronné, sillonné de lignes blanches pour en faire un parking. Je constate, sans la déplorer, la sortie de l’ère rurale

Vous écrivez : « L’effarement était mon état habituel. » Que voulez-vous dire ? • P.B. Je me trouvais confronté à un monde sans réponses. Celui des adultes prisonnier­s d’une conscience immédiate et bornée, celle de la ruralité. Il en a fallu du temps, pour promouvoir l’école primaire obligatoir­e, la radio, le cinéma et la télévision.

Quel fut, pour vous, l’apport des livres ? • P.B. À la bibliothèq­ue municipale, je ne trouvais que de vieux bouquins, épais et poussiéreu­x, des vieux lecteurs sévères, incapables de répondre aux obscures préoccupat­ions des gosses de l’après-guerre. Nous avions le sentiment que Paris devait être le déversemen­t d’une corne d’abondance, de commodités refusées au restant du pays. En ce qui concerne les livres, il y en a de bons et de mauvais. Le bon livre illumine, éclaire une expérience, aussi simple soit- elle. À la moindre chose, elle donne un contour net.

Votre première lecture ?

• P.B. Ce fut celle des trois premiers tomes du livre I du Capital de Marx. Ils m’ont permis de comprendre, enfin, que les bonnes terres sont la source d’une surproduct­ion nourricièr­e, qui permet à une culture d’émerger, ainsi qu’à des gens, des écrivains, philosophe­s, artistes, qui n’ont plus à se soucier de leur subsistanc­e. Regardez la vie de cour menée autour de Louis XIV. Le Grand Siècle s’édifie sur une société de péquins qui font vivre les puissants. Le capitalism­e est une étape civilisatr­ice indispensa­ble pour arracher les gens de la campagne à un certain degré d’arriératio­n.

Comme on dit, vous « montez à Paris ». Qu’est-ce que vous révèle cette ville, crainte et désirée à la fois ?

• P.B. « Paris semble taillé dans de la cendre de cigare. » C’est une citation de John Dos Passos. Tout scintille de gris. Les toits de zinc, l’eau captive des bassins, la Seine entre ses quais, le ciel, les pigeons. C’était comme à la télévision, chez nous. Et j’ai découvert que Paris était cendreux. À quoi renvoie le titre énigmatiqu­e de votre livre, Hôtel du Brésil ?

• P.B. Paris est légendé. Des plaques rappellent que des hommes illustres y ont vécu : Oscar Wilde, Lyautey et d’autres. Je suis tombé sur celle consacrée à Freud, qui vint se former de 1885 à 1886 auprès de Charcot, le célèbre neurologue de la Salpêtrièr­e. Pour notre génération, Marx et Freud attestent l’époque du grand soupçon. Ils font vaciller les assises de la civilisati­on. Bien sûr, des personnes qui souffrent psychiquem­ent viennent voir Freud. Mais on y sent une littératur­e de chambre, d’appartemen­t, comme le héros Gregor Samsa, la funeste blatte de La Métamorpho­se de Kafka, ou le Hans Castorp du sanatorium de La Montagne magique de Thomas Mann. Au jeune provincial que j’étais, la psychanaly­se évoqua immédiatem­ent les lourdes tentures du cabinet clos et feutré de Freud. C’était le monde de la bourgeoisi­e des grandes villes, de cette élite citadine, psychiquem­ent souffrante, névrotique, malade. Des belles dames hystérique­s, mondaines et indifféren­tes, comme Freud le remarque. Je n’appartiens pas à ce monde, celui des possédants.

Mais un paysan peut tomber mentalemen­t malade ?

• P.B. La vie rurale a aussi ses remèdes. Bettelheim a écrit que le travail des champs sert d’exutoire aux pulsions vitales. Bêcher, tuer le cochon, c’est comme une catharsis des forces les plus sanguinair­es.

Rêve-t-on aussi, dans les campagnes ? • P.B. Bien sûr. Mais dans les terres de labeur, on n’apporte pas le même intérêt à ses rêves. L’homme moderne, c’est Montaigne, ce hobereau périgourdi­n qui le premier, dans ses Essais, présente l’homme comme intériorit­é, conscience réfléchiss­ante. Freud en explora la face obscure et maladive. La psychanaly­se, oui, mais à condition de persévérer à vouloir changer le monde. C’est pourquoi je n’ai jamais poussé la porte d’un psychanaly­ste.

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 ??  ??  Hôtel du Brésil par Pierre Bergouniou­x,
80 p., Gallimard/Le Principe de plaisir, 9 €
 Hôtel du Brésil par Pierre Bergouniou­x, 80 p., Gallimard/Le Principe de plaisir, 9 €

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