Dans les poches
Embarquement immédiat pour l’empire du Soleil- Levant et ses lunes froides, éclairant d’une lumière pâle et parfois glauque l’envers de l’habituel décorum extrême-oriental clean et zen pour touristes aveugles. Première remarque : une infinie solitude des coeurs et des corps, dans les deux romans sortis en poche de façon concomitante.
Solitude plus ou moins bien apprivoisée, pour ne pas dire consentie avec bonheur, dans La Fille de la supérette de Sayaka Murata, une jeune romancière ayant vraiment travaillé dans un konbini, spécialité niponne de minisupermarché ouvert sept jours sur sept. Sayaka Murata en a tiré un petit roman ironiquement délicieux, et gentiment pervers, très primé au Japon, inspiré de ses observations aussi précises que cruelles sur un mode de fonctionnement professionnel capable de provoquer stupeur et tremblements chez n’importe quel employé occidental peu formé à l’obéissance par la soumission totale. Keiko Fukura, le double limpide de Sayaka Murata, a trouvé dans l’abrutissement une sorte de sérénité mentale qui lui convient parfaitement. Célibataire et sans doute toujours vierge à 36 ans, elle ne voit pas l’intérêt de progresser dans « le monde du travail » ni de chercher un mari reproducteur. Sa médiocrité lui convient, car cette fille sensible et intelligente y voit l’exact miroir d’une société industrieuse dans laquelle se fondre sans encombre, et cela lui semble le plus idéal des pieds de nez. J’ai noté dans ce livre charmant, parsemé de dialogues effilés comme des lames de samouraïs, cette réflexion qui résume l’état d’esprit, détaché parce que
sans illusion, de la jeune caissière tout juste embauchée : « En cet instant, pour la première fois, il me sembla avoir trouvé ma place dans la mécanique du monde. Enfin je suis née, songeai-je. C’était, à n’en pas douter, le premier jour de ma vie en tant que membre normal de la société. »
Hideo Okuda, lui aussi, joue sur le velours de l’ironie, cette étoffe littéraire toujours sûre de marquer des points lorsqu’elle est, comme ici, menée avec doigté et dextérité. Ce sexagénaire, auteur d’une oeuvre importante, nous mène avec son Lala pipo dans le Tokyo des obsessions sexuelles de frustrés solitaires, des clubs d’entraîneuses sordides et des tournages pornos pas excitants pour un yen. Usant d’une langue très imagée, cet Henry Miller à la sauce yakuza est parfois très drôle, usant, en vrai cador de la
punchline, de dialogues et de descriptions bien envoyés qui, parfois, provoquent à notre insu un grand rire libérateur. Notons que chacun des titres des six chapitres reprend celui d’une chanson anglo-saxonne connue. Good Vibrations
clôt ce roman parfois en dessous de la ceinture, mais très au-dessus de la moyenne. Good vibrations, assurément…