Par les livres et par les champs
Poursuite, dérive, tempête, survie, piraterie. Rien ne lui est épargné
Les naufrages constituent la meilleure éducation de l’homme. On l’apprend en lisant Homère. Ulysse, de chavirages en robinsonnades, devient ce qu’il est. Depuis l’Odyssée, la littérature s’est emparée du thème de la « fortune de mer ». Solitaire, le rescapé peut rebâtir à l’identique la civilisation qu’il aime : c’est le Robinson de Daniel Defoe. Il peut aussi inventer une nouvelle société aux lois inversées, comme dans L’Île des esclaves de Marivaux.
Dans un échouage en groupe, deux cas de figure se dessinent. Parfois, l’entente règne. On s’épaule, on s’entraide, la fin est heureuse. D’autre fois, les hommes se font la guerre, un tyran prend le pouvoir : au naufrage succède la discorde. Dans la majorité des cas, l’homme se révèle tel qu’il est : un tyran infréquentable. Les récits des naufragés du Batavia ou de l’île de Tromelin donnent, chacun dans leur genre, un aperçu de la vilenie humaine. Dominique Le Brun a recueilli, dans Les Naufragés ( Omnibus), sept témoignages vécus où alternent la grandeur et la servitude du marin sur son île. « Alors même que le maintien de l’ordre le plus strict, garanti par le fonctionnement d’une hiérarchie légitime, serait le seul garant des chances de survie, c’est l’inverse qui se produit », prévient Le Brun dans sa préface.
Ernst Jünger savait la portée anthropologique des naufrages, lui qui, dans son journal du grand âge Soixante-dix s’efface, avoue consommer force récits pour mieux comprendre l’inaptitude de l’homme à la vie harmonieuse. L’excellent Michel Chandeigne, éditeur lusophone ( et traducteur des poèmes de Pessoa), a publié de vivifiants récits de naufrages portugais du xvi e siècle et aime à dire de sa voix douce :
« Je me suis spécialisé dans le naufrage. »
La plupart du temps, les Portugais finissaient mal, soit que les malheureux ne sussent comment s’organiser, soit que les populations locales persécutassent les naufragés (on oublie que seuls les Européens du xxi e siècle accueillent avec des égards les déshérités échoués sur leurs côtes).
Les éditions Anacharsis viennent de verser au dossier des « fortunes de mer » le récit d’une longue dérive dans les Caraïbes, coruscante comme un piment de SaintDomingue. Henry Pitman, chirurgien anglais accusé de « félonie » en 1685, est exilé pour dix ans à la Barbade, l’une des « îles à sucre » anglaise. Son crime ? Avoir participé (de très loin) à une révolte des protestants contre le très catholique Jacques II. Pitman est quaker. La sobriété, l’excellence morale et la foi le guideront au cours de quatre années rocambolesques, vécues à la suite d’une évasion superbe. Il subit toutes les avanies dont les romanciers d’aventures émailleront leurs romans : poursuite, dérive, tempête, survie, piraterie. Rien ne lui est épargné. Rien n’ébranle sa foi. Chaque coup du sort est l’occasion d’une prière. Chaque catastrophe est considérée avec un flegme très quaker : « Ce qui nous inquiétait le plus était le défaut d’étanchéité de notre petite embarcation », écrit-il, l’eau aux genoux. Il rentrera en Angleterre en 1867.
Le livre inspirera Daniel Defoe. La traductrice de Pitman, Sophie Jorrand, brosse dans sa préface un tableau effrayant des Indes occidentales de la fin du xvii e siècle. À terre : des collectivités d’exilés puritains et d’illuminés sectaires cultivent la canne. Sur les mers, un ramassis de pirates écume les latitudes. Pitman mène sa barque, sauve sa peau et son âme, et confirme que la fortune de mer ne révèle pas le coeur de l’homme, mais ne fait qu’exhausser les traits de sa personnalité.