Le sens de la formule
Toi, tu as été le théâtre de cette scène que tu avais suscitée sans le savoir
Une coïncidence vient d’être évoquée. Ou plutôt une sorte de prescience : je ne l’avais pas vu depuis deux ans au moins, je rêve de lui, et je tombe sur lui dans le métro. C’est presque automatique. On a très envie d’être le premier à réagir en disant : « Moi, je crois beaucoup à ça. » Si l’on est seul avec la personne qui vient de raconter l’anecdote, on a davantage le temps, on glissera sa repartie d’une manière plus feutrée, comme si on se parlait à soi-même. Mais les mots seront rigoureusement les mêmes : moi, je crois beaucoup à ça.
Un peu étrange, cette façon de mettre en avant le moi, pour exprimer une attitude, une façon de voir que tout le monde ou presque revendique. En dépit des apparences, il ne s’agit pas d’un assentiment. Plutôt d’une stratégie assez spécieuse, et que l’on veut subtile, pour situer les choses sur un autre plan : toi, tu as été le théâtre de cette scène que tu avais suscitée sans le savoir, tu as eu le privilège d’en traduire le côté presque fantastique, ou en tout cas irrationnel. Bien sûr, en racontant cette rencontre, tu sous-entendais que ton extrême sensibilité n’était pas étrangère à ce faux hasard. Mais moi j’extrapole, je me situe au-dessus des contingences. Car moi, je crois beaucoup à ça. Toi, tu as été la vedette et le sourcier d’une expérience. Mais toi, c’est toi, et moi, c’est moi. Moi, je ne me contente pas d’être un libre carrefour des malices du destin. Moi, je suis en connivence perpétuelle avec cette malice, j’en fais depuis toujours une philosophie.
Ce verbe « croire », je le conjugue au présent, un présent d’éternité qui n’a pas attendu ta petite histoire pour commander mes pensées. Ton aventure suscite chez moi un petit sourire d’approbation, de confirmation : tu ne m’as rien révélé, mais tu me donnes raison.
Un peu étonnant aussi, l’emploi dans cette situation du verbe « croire ». Peu de gens l’utilisent désormais de manière intransitive. Assez peu affirment dans la conversation : je crois en Dieu. Il est vrai que la conversation est rarement propice à ce credo. Davantage toutefois se lancent, avec la béquille de l’article indéfini : je crois en un Dieu qui…
Mais qu’en est- il de croire à ça ? Pourquoi est-on si fier de croire à ça ? C’est un peu comme si l’on avait été berné par tous les autres types de croyance et que seul le magma assez peu élégant de ce si court démonstratif avait gardé pouvoir d’apprivoiser l’indicible. Ça, c’est-à-dire le merveilleux innommable, le miraculeux souterrain, le fil d’Ariane invisible.
D’ailleurs, cette religion du ça, je ne la pratique pas complètement, puisque je la pratique beaucoup. Cette emphase du beaucoup est en fait une restriction. Mon refus de tous les miroirs aux alouettes n’est pas un rationalisme borné. Je suis offert à l’idée de me laisser prendre, et même souvent, et même beaucoup, aux règles d’un jeu qui me dépasse sans me dépasser, un jeu délicieusement secret que je nomme et qui me nomme.
Moi qui ne crois à rien, je crois beaucoup à ça.