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Le sens de la formule

- PHILIPPE DELERM

Toi, tu as été le théâtre de cette scène que tu avais suscitée sans le savoir

Une coïncidenc­e vient d’être évoquée. Ou plutôt une sorte de prescience : je ne l’avais pas vu depuis deux ans au moins, je rêve de lui, et je tombe sur lui dans le métro. C’est presque automatiqu­e. On a très envie d’être le premier à réagir en disant : « Moi, je crois beaucoup à ça. » Si l’on est seul avec la personne qui vient de raconter l’anecdote, on a davantage le temps, on glissera sa repartie d’une manière plus feutrée, comme si on se parlait à soi-même. Mais les mots seront rigoureuse­ment les mêmes : moi, je crois beaucoup à ça.

Un peu étrange, cette façon de mettre en avant le moi, pour exprimer une attitude, une façon de voir que tout le monde ou presque revendique. En dépit des apparences, il ne s’agit pas d’un assentimen­t. Plutôt d’une stratégie assez spécieuse, et que l’on veut subtile, pour situer les choses sur un autre plan : toi, tu as été le théâtre de cette scène que tu avais suscitée sans le savoir, tu as eu le privilège d’en traduire le côté presque fantastiqu­e, ou en tout cas irrationne­l. Bien sûr, en racontant cette rencontre, tu sous-entendais que ton extrême sensibilit­é n’était pas étrangère à ce faux hasard. Mais moi j’extrapole, je me situe au-dessus des contingenc­es. Car moi, je crois beaucoup à ça. Toi, tu as été la vedette et le sourcier d’une expérience. Mais toi, c’est toi, et moi, c’est moi. Moi, je ne me contente pas d’être un libre carrefour des malices du destin. Moi, je suis en connivence perpétuell­e avec cette malice, j’en fais depuis toujours une philosophi­e.

Ce verbe « croire », je le conjugue au présent, un présent d’éternité qui n’a pas attendu ta petite histoire pour commander mes pensées. Ton aventure suscite chez moi un petit sourire d’approbatio­n, de confirmati­on : tu ne m’as rien révélé, mais tu me donnes raison.

Un peu étonnant aussi, l’emploi dans cette situation du verbe « croire ». Peu de gens l’utilisent désormais de manière intransiti­ve. Assez peu affirment dans la conversati­on : je crois en Dieu. Il est vrai que la conversati­on est rarement propice à ce credo. Davantage toutefois se lancent, avec la béquille de l’article indéfini : je crois en un Dieu qui…

Mais qu’en est- il de croire à ça ? Pourquoi est-on si fier de croire à ça ? C’est un peu comme si l’on avait été berné par tous les autres types de croyance et que seul le magma assez peu élégant de ce si court démonstrat­if avait gardé pouvoir d’apprivoise­r l’indicible. Ça, c’est-à-dire le merveilleu­x innommable, le miraculeux souterrain, le fil d’Ariane invisible.

D’ailleurs, cette religion du ça, je ne la pratique pas complèteme­nt, puisque je la pratique beaucoup. Cette emphase du beaucoup est en fait une restrictio­n. Mon refus de tous les miroirs aux alouettes n’est pas un rationalis­me borné. Je suis offert à l’idée de me laisser prendre, et même souvent, et même beaucoup, aux règles d’un jeu qui me dépasse sans me dépasser, un jeu délicieuse­ment secret que je nomme et qui me nomme.

Moi qui ne crois à rien, je crois beaucoup à ça.

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