Livres oubliés ou méconnus
Un héroïsme dissimulé sous un ton détaché
Les chefs-d’oeuvre littéraires n’ont pas tous été produits par des représentants attitrés de la Société des gens de lettres. Ma chronique de messidor portera sur un recueil de lettres rédigées au tournant des années 1820-1830 par un jeune botaniste auquel je suis attaché, avec une curiosité sympathique, depuis très longtemps. La première édition de 1833 est titrée Correspondance de Victor Jacquemont avec sa famille et plusieurs de ses amis pendant son voyage dans l’Inde (1828-1832). « La fulgurante destinée de Victor Jacquemont a laissé des traces ineffaçables dans l’histoire intellectuelle de la France. Des dons exceptionnels, des amis brillants, un voyage mémorable aux Indes font de ce héros stendhalien, disparu en pleine jeunesse, l’une des figures les plus attachantes de l’époque romantique », écrit Numa Broc dans son Dictionnaire des explorateurs et grands voyageurs français du
xixe siècle (2001). Victor Jacquemont est né à Paris en 1801. Son père était alors député au Tribunat. Hostile à Napoléon, compromis dans la conspiration de
Malet, c’est en prison qu’il donnera à son fils les premiers rudiments d’instruction. Victor fera ses classes à Louis-le-Grand avant de suivre les cours de chimie de Thénard. Intoxiqué lors d’un accident de laboratoire, il est contraint de vivre à la campagne.
La Fayette, un ami de ses parents, l’accueille au château de La Grange. Là, il compose les premiers éléments d’un herbier qu’il augmentera en 1821 lors d’excursions en Bourbonnais, en Auvergne et dans les Pyrénées, en compagnie de Jaubert et de Ramond de Carbonnières. De 1822 à 1826, il suit conjointement les cours du Muséum, de l’École de médecine et des Mines. Ami intime de Stendhal et de Mérimée, il ne s’est pourtant jamais occupé sérieusement de littérature. Il a beaucoup lu, mais jamais dans le but de se forger un style. En 1826, il s’éprend d’une cantatrice, une passion contrariée qui le pousse au désespoir. Pour l’en guérir, son frère Porphyre lui conseille de voyager au loin. Victor parcourt l’Amérique du Nord, herborise autour de New York, dans la vallée de l’Hudson, la baie de la Delaware… En janvier 1827, une lettre de son
père lui apprend que le Muséum le charge d’une mission aux Indes. En août 1828, Victor embarque sur la Zélée. Du 14 août jusqu’au 1er décembre 1832, le jeune savant écrit des lettres familières et spontanées à ses proches, avec une franchise, un humour, un esprit sceptique qui confèrent à ces missives un charme auquel, aujourd’hui encore, on ne peut rester insensible. Réunies en volume, elles constituent un extraordinaire journal de voyage, un tableau précis et pittoresque de l’Inde, de ses habitants, des moeurs de l’aristocratie anglaise, du choc éprouvé devant la nature tropicale. Victor relate ses escales à Tenerife, à Rio, au cap de Bonne-Espérance (où il rencontre Dumont d’Urville), à l’île Bourbon, son arrivée à Calcutta, un voyage à Bénarès, ses expéditions dans la vallée du Gange, au Ladak, l’exploration de l’Himalaya, le Pendjab, le Cachemire, l’île de Salsette et la fin de cette épopée dans un hôpital de Bombay où il meurt à 31 ans, loin de ceux qu’il aimait, une mort stoïque. Ses dernières lettres témoignent d’un héroïsme dissimulé sous un ton détaché, un peu ironique, qui fait penser à Montaigne, à Diderot et à son ami Stendhal. Stendhal n’a jamais oublié Jacquemont, Mérimée non plus, lui qui préfacera en 1867 deux volumes de lettres inédites de cet ami de jeunesse. Grâce à sa famille et à ses amis, Jacquemont a eu la chance d’échapper à l’oubli posthume. Sa correspondance a été rééditée tout au long du xix e siècle. En 1869, Larousse disait qu’il appartenait à son Grand Dictionnaire de signaler une oeuvre aussi importante, « qui doit trouver sa place dans la bibliothèque de tous les hommes de goût » . Lisez Jacquemont et, au trot, procurez-vous aussi Botaniste1 de Marc Jeanson et Charlotte Fauve, un livre magnifique. Jeanson, qui a plus ou moins l’âge de Jacquemont, est en charge de l’herbier du Muséum de Paris. Botaniste raconte son itinéraire, de son enfance en Champagne – « Tout petit, j’étais un enfant sauvage » – jusqu’à l’herbier, avec des révérences gracieuses et profondes à quelques anciens savants botanistes, et ses expéditions en quête d’un palmier introuvable, un livre des merveilles. Publié chez Grasset. Voir le précédent numéro de Lire daté de juin, page 65.