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Léon de la Sine

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Quand les pensées de Léon ne sont pas tournées vers Dieu, elles le sont vers sa mère. Le visage de Renée de la Sine s’immisce entre lui et son Créateur, comme une lune occultant le soleil. Il prie la Vierge Marie, espérant chasser une mère par une autre, rien n’y fait. La sienne s’installe dans ses oraisons, emmêle les versets, critique sa maigreur, ses silences, ses absences comme la froideur de sa présence, jusqu’à la somme des reproches qu’elle a à lui imputer.

Au jour du Jugement dernier, la baronne Renée de la Sine surgira d’entre les nuages pour houspiller les anges et vérifier trois fois l’équilibre de leur balance. Miserere mei, Deus. Léon se griffe le dos des mains, creusant ses mauvaises plaies. La souffrance purifiera son âme tourmentée.

Une bonne chevauchée le soulagerai­t presque autant qu’une mortificat­ion mais, depuis leur départ de Vence, le vicaire Dambier, piètre cavalier, l’oblige à maintenir sa propre monture au pas.

Au pied du chemin du chef de Dalmas, la carne de son compagnon renâcle davantage. Le jeune prêtre a déjà entendu les cloches. Ils ne pourront respecter la consigne de l’évêque de se présenter à Notre-Dame du Loup entre sexte et none, afin de ne pas déranger l’office divin.

Gamin, Léon traquait le sanglier avec son père dans les bois alentour. Il aimait l’odeur du sang et les cris des chiens à travers la brume ; il aimait les récits de chevalerie et de croisades, l’écho de la guerre. Habile à l’épée, rapide à la course, prompt à défendre son honneur dans les rixes avec les sauvageons du village, il s’imaginait un avenir couvert de gloire militaire. Il aurait pu éventrer quelques huguenots, mais les temps sont à la paix, alors, à défaut, il rêve du Nouveau Monde, de ces terres où l’on démontre la puissance de sa foi avec celle de sa lame.

Las ! Le cadet des Sine ne traversera jamais l’océan, sa mère en a décidé autrement. En intriguant pour le faire nommer vicaire7 auprès de l’évêque, elle a attaché à jamais sa main à une plume et son cul à une chaise, assis à gratter du papier.

Des huit enfants que Renée de la Sine a portés, six ont vu le jour, quatre ont marché, mais seuls deux garçons ont atteint l’âge du premier Pater. Elle a promis le puîné à Dieu, s’Il gardait en vie l’aîné, son trésor, et trente messes au clergé. Les offices payés, les deux frères ont survécu et le pacte a été honoré : Léon, gamin vigoureux et rieur, qu’on vermifugea­it avec assiduité tant il ne tenait pas en place, a été envoyé vers des années de solitude noire chez les Cordeliers, tandis que Quentin, malingre et velléitair­e, a reçu le titre de baron à la mort de leur père.

Léon ouvre grand les bras, serre les cuisses et tâche de se mettre en prière, abandonnan­t à son cheval le choix de l’allure. Peu importe que sa monture le jette à terre et qu’il se brise les os. Qu’il soit dans la main de Dieu, dans celle de sa mère ou soumis au caprice d’un animal, son destin ne lui a jamais appartenu.

Son cheval, enfin libéré, s’engage au galop dans la pente. Au loin, une robe terreuse se détache de la verdure pour se confondre avec l’ombre des murailles. Son coeur lui semble soudain étreint d’un gant de fer. Toi, Léon de la Sine, aurais-tu peur de simples femelles ? « Puceau », lui souffle sa mère à l’oreille.

Puceau, il ne l’est pas. Avant d’être ordonné prêtre, il a connu la chair avec quelques prostituée­s, expérience­s qui lui ont laissé plus de démangeais­ons que de plaisants souvenirs. Ses camarades étudiants l’auraient accusé d’être eunuque ou sodomite s’il ne les avait pas suivis dans leurs virées nocturnes. À sa décharge, n’ayant jamais eu de soeurs ou de cousines, il a peu fréquenté l’espèce étrange.

Les Vençois parlent des louventine­s avec un respect mêlé de crainte ; Renée de la Sine crache sur elles avec un mépris haineux nourri par les années de pensionnat qu’elle y a passées. « Ces corneilles m’ont appris le goût de l’enfer ! »

Après d’interminab­les atermoieme­nts, l’évêque de Vence, monsieur Jean de Solines, a fixé cette date de visite au début de l’octave pascale, après le dimanche de la Résurrecti­on. « Les moniales seront affaiblies par le jeûne, mais rendues à une meilleure humeur

Le verger fleurissai­t à son arrivée, il donnera encore ses fruits quand Dieu la rappellera ; seuls les êtres passent

par sa récente rupture », a-t-il spéculé. Voyant pâlir son vicaire, monsieur de Solines s’est moqué de lui : « Il n’a jamais été prouvé que les bénédictin­es mangent les petits prêtres rôtis. »

Il a ajouté que, d’après la rumeur, ces saintes créatures préfèrent mâchonner du papier. Elles sont procéduriè­res, tatillonne­s, jalouses de leurs droits. Elles en remontrent au notaire sur les subtilités des baux, corrigent les arpenteurs, persécuten­t les procureurs et sermonnent les hommes d’Église. Léon a pu lui- même constater que la correspond­ance de l’abbesse répondant à la demande d’inspection diocésaine était un chef-d’oeuvre dilatoire. « Quelle calamité que l’instructio­n des femmes ! » a ricané l’évêque avant de le congédier d’un revers de la main. Il lui a cependant conseillé de laisser bavasser le vicaire Dambier et d’ouvrir grand les yeux. « Mon fils, observez et rapportez. »

Au sommet de la colline, le chemin du chef de Dalmas mène au flanc nord du bâtiment. L’entrée des visiteurs s’y fait par une lourde porte de fer enchâssée dans la muraille ; celle des charrettes se situe à l’ouest, sous l’ombre d’un petit beffroi. Notre- Dame du Loup est une forteresse austère, ceinturée de façades aveugles, sans aucun des charmants agréments que le siècle a apportés. Le jeune clerc médite un moment devant les remparts bâtis à l’aplomb de la falaise : vue du fond de la gorge, l’abbaye semble un vaisseau de pierre échoué au bord du gouffre. La clôture8 préserve la virginité des professes 9, pense Léon. Mais dans leur sagesse les anciens n’avaient-ils pas avant tout construit des murs assez haut pour protéger les hommes ?

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