« Il faut reconnaître la présence de l’autre en nous »
L’une a écrit, avec Rouge impératrice, une histoire d’amour dans une Afrique future, prospère et unifiée, rebaptisée Katiopa. L’autre a imaginé, dans Civilizations, une uchronie où l’Empire inca aurait envahi l’Europe. Entretien croisé avec Léonora Miano
Qu’est- ce qui, dans le monde d’aujourd’hui, vous a donné envie d’écrire d’autres possibles ?
• Léonora Miano. Je ne voulais pas écrire d’autres possibles. Je voulais écrire une histoire d’amour qui marche, un conte de fées pour quadragénaires. Pour ne pas m’ennuyer, j’ai situé mon roman dans un cadre nouveau pour moi : le futur. Puis j’ai été rattrapée par mes vieux démons : la politique et des choses qui m’avaient interloquée, comme le succès de Black Panther. J’ai trouvé ce film exaspérant parce qu’il explique que les Africains ou les afro-descendants ne peuvent imaginer l’avenir qu’en domestiquant les outils par lesquels ils ont été dominés. J’ai voulu proposer mon imaginaire du futur.
• Laurent Binet. En ce qui me concerne, ce n’était pas prémédité. J’ai été invité un jour au Salon du livre de Lima et, à l’époque, je ne connaissais de la conquête espagnole que deux noms : Hernán Cortés et Francisco Pizarro. Là-bas, quelqu’un m’a passé De l’inégalité parmi les sociétés de Jared Diamond, où le géographe américain explique pourquoi les Européens ont conquis les trois quarts de la planète, et pas l’inverse. Il demande : pourquoi est-ce Pizarro qui a capturé l’empereur inca Atahualpa, et non pas Atahualpa qui a capturé Charles Quint ? C’est cette histoire-là que j’ai eu envie d’écrire.
Notre époque paranoïaque, qui a le pressentiment de sa propre fin, vous a-t-elle inspirés ?
• L. M. Je suis fascinée par la peur panique qu’ont certains mouvements nationalistes de voir l’Europe disparaître, alors qu’elle a conquis le monde. Par la violence, mais aussi par la séduction, elle s’est déversée amplement. Et, même si elle a aujourd’hui des compétiteurs dans les domaines économique ou militaire, sa domination
épistémologique est assurée pour un moment encore. Je m’étonne que ces gens ne voient pas qu’avoir voulu posséder le monde, c’était peut-être s’exposer à être possédé par lui. Ce monde qui vient en Europe, ce n’est pas seulement à cause de la misère ou des guerres, mais parce qu’on a fabriqué ce rêve. Mon roman rassure ces mouvements sur la réalisation future de leur cauchemar : oui, la France va se transformer en « Noirabie ». Et il y aura des temples vaudous sur la place de la Concorde !
• L.B. Ce n’est pas un hasard si l’on m’a donné le livre de Jared Diamond : il est très à la mode, parce qu’il a écrit sur la chute des civilisations et que, globalement, l’ambiance est à la fin du monde. Moi, j’avais surtout envie d’un roman d’aventures, puis c’est devenu un conte philosophique, une sorte d’uchronie. En étudiant l’histoire des Incas, j’ai découvert qu’ils avaient un système très centralisé, avec une espèce de proto-socialisme. Assez proche du modèle économique décrit dans Rouge impératrice, et très éloigné du système capitaliste qui est en train d’avoir notre peau. À une époque où nous avons l’impression de vivre la fin du capitalisme, il était intéressant d’imaginer ce modèle confronté à une proposition concurrente : la réforme agraire d’Atahualpa.
« CHANGER DE POINT DE VUE, C’EST FORCÉMENT CHANGER DE LEXIQUE » Laurent Binet
Dans le futur que chacun de vous imagine, les humains ne sont pas meilleurs. Pourquoi ?
• L.M. Je ne crois pas à la société idéale. Les humains sont partout les mêmes. • L. B. Cela aurait été une erreur d’imaginer quelque chose de manichéen – même si l’on sent que j’ai une sympathie pour les Incas. On ne peut pas résoudre le problème juste en inversant les rôles. Les sociétés incas et aztèques étaientd’ailleurs très dures, autocratiques et impérialistes. Ils ont simplement trouvé plus fort qu’eux ! Les personnages de mon livre ne sont pas dans une optique de vaincus qui cherchent à se venger. Quand ils débarquent en Europe, ils se demandent qui sont leurs opposants et qui pourraient être leurs alliés potentiels. Les Incas utilisent à plein l’ambiance insurrectionnelle de l’époque. Leurs alliés sont donc les exploités et les dominés : les paysans allemands opprimés, les Juifs et les Maures en Espagne.
« JE NE CROIS PAS À LA SOCIÉTÉ IDÉALE. LES HUMAINS SONT PARTOUT LES MÊMES » Léonora Miano
Vos romans renversent les points de vue. Qu’est-ce que cela vous permet sur le plan de la création littéraire ? • L.M. Dans
Rouge impératrice, une petite population française, les « Sinistrés », vit en Afrique. Ils sont le miroir des Africains qui sont en minorité en France. Ils habitent en Afrique, mais repliés dans un monde qui est le leur. Ce renversement me permet de poser cette question : comment appartient-on à un groupe ? Qui est le « nous » qui s’exprime ? J’ai entendu des afrodescendants dire dans des manifestations en France : « Je ne veux pas m’assimiler à des colons. » Tout cela est plein d’affects contradictoires ! Il faut reconnaître la présence de l’autre en nous, de manière définitive. Cette histoire, qui commence au xvi e siècle, ne peut pas changer. Mais on a le choix de savoir comment on souhaite vivre avec elle. • L. B. Le renversement comme révélateur est un dispositif très efficace. On se regarde d’un point de vue extérieur, libérés de certains présupposés. Dans
Civilizations, ce sont les Incas qui nous découvrent. Et ils appellent la religion catholique la religion du « dieu cloué » . Changer de point de vue, c’est forcément changer de lexique. Par exemple, les Aztèques s’appelaient entre eux les Mexicas. Je leur ai donc rendu leur nom en parlant de Mexicains.
• L.M. Dans mes livres, je ne renomme pas, je restitue les noms que les populations donnent aux espaces du monde qu’elles habitent. Or les Africains sont les seuls à ne pas savoir comment ils veulent s’appeler entre eux. Je nomme ici notre continent Katiopa. C’est ainsi qu’on l’appelle en langue kikongo, mais j’aurais pu en choisir une autre. Je voulais simplement rappeler que ces noms existent encore, même s’ils ne se sont pas imposés. Rouge impératrice, est-ce une utopie ? • L.M. C’est un rêve, mais un rêve de l’ordre des possibles. Il y a deux ans, j’ai animé un atelier d’écriture au Togo. J’ai demandé à mes étudiants d’écrire sur leur vision du futur du continent, puis je leur ai emprunté deux de leurs propositions récurrentes : une Afrique autarcique – l’idée qu’il faudra une période de repli avant d’affronter le monde est vraiment forte – et panafricaniste. Je pose la question : doit-on imaginer le panafricanisme d’une façon un peu populiste et romantique, en s’appuyant sur une proximité culturelle, et même raciale aux dires de certains ? Ou bien est-ce que cela exige de reconnaître la grande variété culturelle du continent africain, donc d’admettre qu’il faudra beaucoup de travail et d’inventivité pour réussir à communiquer ensemble ? Dans Civilizations, le débarquement d’Atahualpa en Europe dépend de la venue de Christophe Colomb. Vous fallait-il conserver ce geste inaugural ? • L.B. Ce renversement n’est pas une condamnation de l’Europe. Il est avéré historiquement qu’il a manqué trois choses aux Incas : le fer, le cheval et les anticorps. Je me suis dit que je pouvais me servir de l’aller-retour des Vikings, venus en Amérique autour de l’an 1000. Si je laisse aux
Incas cinq cents ans pour développer leurs anticorps, apprendre à faire du cheval et à forger le fer, quand Colomb arrive en 1492, ils sont prêts ! Mais ce premier geste relève du hasard, puisque Colomb s’est trompé de route. Dans son livre, Jared Diamond démontre également que les courants marins n’auraient pas permis aux Japonais de découvrir l’Amérique. À quoi cela tient-il ? C’est cette question que pose le livre.