ESSAIS / DOCUMENTS/HISTOIRE
Le Britannique Julian Jackson livre une biographie imposante, et toujours à bonne distance, du dernier géant de l’Histoire de France.
Pourquoi diable se lancer dans une énième biographie du général de Gaulle et y consacrer quatre années de sa vie ? Parce que de Gaulle est « partout » en France, répond Julian Jackson : des plaques de rue aux nom de stades, et dans la vie politique du pays. Jusqu’à la photo officielle de son successeur Emmanuel Macron, posant devant son bureau où l’on aperçoit un exemplaire ouvert des Mémoires de guerre en Pléiade. Mais aussi parce que c’est l’un des plus éminents hommes d’État du xx e siècle, ajoute l’historien de l’université de Londres, et la personnalité française « la plus remarquable » depuis Napoléon. Au bout du compte, qu’apporte cette somme d’un millier de pages, comparée à celles, qu’elles soient vues de la gauche antigaulliste ou du « gaullisme de gauche », de Jean Lacouture et Paul-Marie de la Gorce,
ou à celle, « insidieusement hostile à son sujet », mais « la meilleure » à son goût, d’Éric Roussel ? La réponse est à chercher dans les trois questions qui fâchent thuriféraires et adversaires du Général : 1940, la guerre d’Algérie et la politique étrangère.
Les plus hostiles prétendent que, même sans l’auteur du Fil de l’épée, la France aurait été libérée. La bonne question, selon l’historien anglais, est plutôt de savoir si la France aurait eu, en 1945, sa place dans le concert des vainqueurs américain, britannique et russe. Elle l’a eue, dit- il, et ce, grâce à la ténacité, qui pouvait friser le ridicule par son culot, du général de Gaulle. Deuxième point : l’Algérie. Sa politique a-t-elle été un succès, comme l’affirment, d’une manière générale, les « gaullistes de gauche », pour son oeuvre de décolonisation ? Non, répond l’universitaire d’outre- Manche. Pendant quatre ans, de Gaulle n’a pas su quoi faire, et l’indépendance lui a été arrachée plus qu’il ne l’a accordée lui- même. L’abandon des harkis, ajoute-t-il, est un scandale, même si le rapatriement de tous les piedsnoirs a été, selon lui, un succès. UN VIDE IDÉOLOGIQUE
Dernier sujet de friction : la politique étrangère. Le « monarque républicain » a été prophétique, admet Jackson : sur les ambiguïtés de la Grande- Bretagne avec la construction européenne, sur l’inanité de la guerre du Vietnam, sur les dangers de la politique israélienne à partir de 1967, sur le lâchage par les États-Unis d’une Europe sans défense commune. Mais que reste-il aujourd’hui de la volonté d’indépendance tant proclamée ? Dans cette analyse marathon, Julian Jackson tente une définition du gaullisme. Step by step, il y voit un étrange cocktail, où se conjuguent l’obsession maurassienne pour l’État d’un homme qui ne l’était pas, une inclination pour un catholicisme social qui résoudrait la « lutte des classes » et une recette pour en finir avec l’instabilité politique (la Constitution de la Ve République). Mais pas une doctrine. Au contraire, Julian Jackson évoque un vide idéologique, compensé par un pragmatisme et des fulgurances.
Quel serait, in fine, l’acte majeur de ce personnage souvent gauche, sujet à une mélancolie virant au désespoir ? Avoir
1
« sauvé l’honneur de la France ». C’est l’ultime phrase de cette biographie toujours à bonne distance : celle qui sépare la légende noire de la mythologie, les falaises de Brighton de la plaine de Colombey-les-Deux-Églises. Et qui se garde bien d’imposer « une cohérence excessive à son sujet ».
1. « En réalité, confie- t- il à Foccart, son conseiller pour les affaires africaines, figurezvous que nous sommes sur un théâtre où je fais illusion depuis 1940. »