La Clé USB
Le nouveau roman de Jean-Philippe Toussaint se déroule principalement entre deux pays qui sont chers à l’auteur de La Télévision (1997) : la Belgique et le Japon. Fils d’un fonctionnaire de l’Unesco, le narrateur travaille à la Commission européenne de Bruxelles en tant qu’expert en prospective stratégique, chargé de sonder le futur de l’industrie, à travers ses technologies et les questions de cybersécurité. Notre homme est séparé de la mère de ses jumeaux. Il raconte ici un blanc volontaire de quarante- huit heures survenu dans son emploi du temps, un certain mois de décembre, quand il a « disparu des radars », comme s’il s’était « volatilisé en temps réel » en n’étant « officiellement plus nulle part ». Le chercheur
a concentré ses investigations sur la blockchain, associée dans l’esprit du grand public au bitcoin. Une technologie sur laquelle il a eu pour mission de rédiger un rapport présenté publiquement au Parlement européen. À la suite de quoi il a été approché par des lobbyistes oeuvrant pour une société de conseil sise à Bruxelles. On apprend alors comment il s’est retrouvé en possession d’une clé USB noire, vieille et éraflée, avec un connecteur rétractable, ramassée par terre dans le bar du Sofitel où il avait rendez-vous avec les lobbyistes en question… Avant d’entreprendre un voyage en Asie, d’abord en Chine, puis au Japon, pour tenter d’élucider un mystère. Avec La Clé USB, Jean- Philippe Toussaint signe un lancinant roman, qui souffle le chaud et le froid, sur la perte, l’inquiétude et la menace.
Un blanc, oui. Lorsque j’y repense, cela a commencé par un blanc. À l’automne, il y a eu un blanc de quarante-huit heures dans mon emploi du temps, entre mon départ de Roissy le 14 décembre en début d’après-midi et mon arrivée à Narita le 16 décembre à 17 heures 15. On ne sait jamais tout de la vie de nos proches. Des pans entiers de leur existence ne nous sont pas accessibles. Il demeure toujours des zones d’ombre dans leur vie, des blancs, des trous, des absences, des omissions. Même chez les personnes qu’on croit le mieux connaître, il subsiste des territoires inconnus. Mais chez nous-mêmes ? N’est-on pas censé tout connaître de notre propre vie ? Ne doit-on pas être tout le temps joignable, par téléphone, par mail, par Messenger ? N’est-on pas tenu maintenant d’être localisable en permanence ? N’est-il pas indispensable, quand on voyage, que nos proches sachent à tout moment où nous nous trouvons, dans quel pays, dans quelle ville, dans quel hôtel ? Ce qui m’est arrivé pendant ces quarante-huit heures, où personne de ma famille ni de mon environnement professionnel ne savait où j’étais, n’était pas une de ces disparitions volontaires, comme il en survient plusieurs milliers chaque année en France. Ce n’était pas non plus une de ces amnésies passagères, un trou de mémoire, une éclipse fugitive de la conscience due à l’abus d’alcool, quand, après une soirée trop arrosée, on ne se souvient plus au réveil des événements de la nuit, qui nous réapparaissent dans les vapeurs de notre mémoire embrumée, comme si les choses que nous avions vécues la nuit précédente (et parfois les plus voluptueuses, comme une aventure sexuelle éphémère) étaient advenues malgré nous et avaient par la suite été effacées de notre mémoire. Non, je n’ai souffert d’aucune amnésie de cette sorte pendant ces quarante-huit heures. Au contraire, je me souviens de ces deux jours avec netteté et précision, certaines images me reviennent même avec une clairvoyance hallucinatoire. Mais il y a ce blanc, ce blanc volontaire dans mon emploi du temps, cette parenthèse occulte que j’ai moi-même organisée en gommant toute trace de ma présence au monde, comme si j’avais disparu des radars, comme si je m’étais volatilisé en temps réel. Je n’étais, pendant quarante-huit heures, officiellement, plus nulle part – et personne n’a jamais su où je me trouvais.
À la Commission européenne où je travaille, on me croyait au Japon. Ma famille aussi pensait que j’étais à Tokyo. Le colloque international Blockchain & Bitcoin prospects auquel je devais participer était prévu de longue date. J’avais été invité à intervenir comme expert européen lors de la deuxième journée de ce colloque qui devait se tenir à l’International Forum de Tokyo. C’est le professeur Nakajima, de l’université Todaï, qui avait organisé mon voyage. Il avait élaboré mon programme et prévu, en marge de mon intervention au colloque, une conférence dans son université. Depuis quelques années, dans le cadre de mes activités au Centre commun de recherche, je m’intéressais de près à la technologie blockchain. Je travaillais depuis longtemps dans le domaine de la prospective stratégique, d’abord dans un centre de réflexion et d’études prospectives à Paris et maintenant au sein de la Commission européenne. Cela faisait plus de vingt ans que je travaillais sur l’avenir. Et, en vingt ans, que de malentendus ! Combien de fois avais-je dû préciser que la prospective, si elle avait bien l’avenir comme sujet d’étude, n’était en rien de la divination. Combien de fois, dans les dîners en ville, à Paris et à Bruxelles, m’avait-on demandé, puisque j’étais spécialiste de la question, ce que l’avenir nous réservait. Dans le meilleur des cas, la question ne portait pas, grâce au ciel, sur l’avenir dans sa totalité (le territoire, je le sais d’expérience, est assez vaste), mais sur tel ou tel de ses aspects particuliers, environnemental ou géopolitique, que ce soit le réchauffement climatique ou l’évolution de la question syrienne. Je ne suscitais en général dans mes réponses que déception et réprobation silencieuse, voire une méfiance à peine dissimulée, quand je répondais, fort de la rigueur de mon approche scientifique, que je n’en savais rien. Aux sourires entendus, aux échanges de regards furtifs et aux mines amusées que je surprenais par-dessus la table, je n’opposais pas de résistance. Je ne cherchais pas à m’expliquer, encore moins à convaincre. Tout au plus voulais-je bien concéder que l’intuition, parfois, m’était utile. Je travaillais sur l’avenir, la belle affaire. Même parmi mes collègues de la Commission européenne, on ignorait généralement de quoi il s’agissait. Il n’était pas rare que tel ou tel directeur général, intrigué par l’unité que je dirigeais, vînt me trouver dans mon bureau pour me demander en quoi cela consistait, exactement, la prospective, ajoutant mine de rien, car c’était souvent la véritable raison implicite de leur visite : « Et en quoi cela pourrait m’être utile ? » Chaque fois, comme un préalable bien rodé, je prenais le temps de dire ce que la prospective n’était pas, je commençais par la définir de façon négative. Ce que la prospective n’était pas, je le savais par coeur – quant à savoir ce qu’elle était ?
Cela faisait plus de vingt ans que je travaillais sur l’avenir. Et, en vingt ans, que de malentendus !
Ce que la prospective n’était pas, rien de plus simple. La prospective stratégique n’est pas de la voyance. Il ne s’agit nullement de prémonition ou de prophétie. Il n’est en aucun cas question de prédiction, ni même, et c’est le niveau minimal généralement attendu, de prévision. Non, la prospective stratégique ne prédit pas l’avenir. L’avenir, simplement, est son sujet d’étude, et nous disposons, pour l’explorer, d’une boîte à outils méthodologique extrêmement élaborée, qui s’est constituée et perfectionnée depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, outils qui ont pour nom méthode Delphi, modélisations, extrapolation de tendances ou méthode des scénarios. La communauté de la prospective est une communauté relativement restreinte, où nous communiquons exclusivement en anglais, alors que nous sommes tous polyglottes, chacun parlant au minimum deux, voire trois ou quatre langues. Par la force des choses, c’est un peu toujours les mêmes têtes que l’on croise dans les colloques et conférences internationales qui nous réunissent deux ou trois fois par an, comme le congrès annuel de la World Future Society ou celui de l’Association of Professional Futurists. Mon ami Peter Atkins organise tous les ans une retraite d’été dans le décor somptueux et champêtre d’Hartwell House, près de Londres. Pour notre part, à Bruxelles, nous accueillons jusqu’à quatre cents experts du monde entier pour des conférences d’analyse technologique prospective (qui répondent au joli acronyme d’ATP, qui rappelle celui de l’association des tennismen professionnels). Nous formons une communauté relativement homogène, et, comme toute communauté, nous sommes traversés par un réseau invisible d’affinités et d’antipathies, d’amitiés et de haines, de jalousies secrètes et de ressentiments, de clans et de chapelles, qui, de façon souterraine, parcourent les profondeurs de notre société comme autant de courants indécelables à la surface. Même si nous vivons en vase clos, nous sommes quand même moins consanguins qu’une famille royale ou qu’un orchestre philharmonique. De multiples apports extérieurs, experts scientifiques, ingénieurs, politiciens, viennent régulièrement aérer notre confinement, et la présence renouvelée de ces apports métissés, nouvelles têtes et pièces rapportées, secoue sans cesse la torpeur de notre marigot. Et tout ce joli monde, bien sûr, n’a d’yeux que pour l’avenir. Mais, autant le dire tout de suite, l’avenir n’existe pas – tout du moins, pas encore.
Quelle que soit l’excellence des instruments dont nous disposons, l’avenir ne peut pas être prédit. Comment pourrions-nous prédire quelque chose qui n’existe pas encore ? L’avenir, quand nous le scrutons depuis le temps présent (et d’où pourrions-nous le scruter, si ce n’est depuis le présent ?), demeure mouvant, instable, flou, indécis, comme un immense ciel de vent changeant, tantôt calme, tantôt tumultueux. Il peut prendre de multiples formes, ses contours, en perpétuelle mutation, se dilatent et se mélangent, ses frontières se modifient, tandis que sa substance nous reste fondamentalement inconnue. Au moment où nous l’observons, l’avenir n’est pas encore élucidé. Dans son incertitude essentielle, dans son indétermination menaçante, l’avenir a toujours été pour l’homme une source d’inquiétude. L’inquiétude, voilà. L’homme (et moi le premier) a toujours éprouvé une inquiétude irrationnelle face à l’avenir. Il a toujours pensé que l’avenir pouvait présenter un danger, et, pour le conjurer, depuis l’Antiquité, il a mis en place toutes sortes de pratiques réductrices d’angoisse et de rites apotropaïques. Pendant des siècles, l’homme a cru que l’avenir ne lui était pas accessible, qu’il appartenait à Dieu, que c’était le domaine réservé de puissances qui le dépassent. Pour essayer de l’entrevoir, pour lever un coin du voile sur ce qu’il nous réservait, parfois de meilleur, souvent de pire, il fallait passer par la médiation d’un augure ou d’un oracle. Aujourd’hui, nous regardons de haut ces pratiques archaïques. Notre démarche se veut plus rationnelle, plus scientifique. Nous ne cherchons pas à prédire l’avenir, simplement à le préparer, ce qui nous amène à considérer le futur non pas comme un territoire à explorer, mais comme un territoire à construire. C’est au philosophe français Gaston Berger que l’on doit l’idée essentielle de la prospective que l’avenir est indissociablement lié à l’action. Si on s’intéresse à l’avenir, ce n’est pas en esthète ou en observateur passif, mais avec une visée utilitaire, au service de
Nous ne cherchons pas à prédire l’avenir, simplement à le préparer, ce qui nous amène à considérer le futur non pas comme un territoire à explorer, mais comme un territoire à construire
l’action et de la décision politique. L’avenir ne doit pas être considéré comme quelque chose de déjà décidé, mais comme quelque chose d’ouvert, qui reste à construire, c’est-à-dire sur lequel les décisions du présent peuvent encore avoir une influence. Mais la véritable figure tutélaire de la prospective, c’est l’Américain Herman Kahn. Herman Kahn est le précurseur, ou la légende, de la prospective stratégique. C’est lui le père fondateur de la fameuse méthode des scénarios. Au milieu des années 1950, Kahn cherchait un mot pour désigner les présentations fictives qu’il utilisait en prospective, et, après une discussion avec un scénariste d’Hollywood qui lui expliqua que le mot scenario avait été abandonné par le milieu du cinéma au profit du terme screenplay, il s’est emparé du mot scenario pour nommer, en prospective stratégique, les récits fictifs qui décrivent les situations susceptibles de se réaliser dans le futur. Comme me l’a souvent fait remarquer mon ami Peter Atkins, les Français aiment dire que les Américains sont rigides et déterministes en matière de prospective, mais, en fait, quand on lit les articles d’Herman Kahn, on se rend compte que même Kahn est beaucoup plus souple qu’on le prétend, il a quand même eu l’audace de choisir un mot venu d’Hollywood pour nommer les fictions qui sont élaborées en prospective stratégique. Auteur d’un très controversé De la guerre thermonucléaire, qui a défrayé la chronique dans les années 1960, Herman Kahn a passé beaucoup de temps à imaginer des scénarios liés à une hypothétique guerre nucléaire avec l’Union soviétique, cherchant à répertorier froidement, à l’aide de différents tableaux, les multiples stratégies pour une guerre nucléaire « gagnable » par les États-Unis. Il distingua dix types de crises et tâcha de montrer qu’avec une bonne préparation en amont, la survie était sans doute possible pour les États-Unis. Son décompte clinique des morts dans chacune des hypothèses étudiées, repris dans des graphiques méthodiques, qui allaient de l’hypothèse basse ( 2 millions de morts) à l’hypothèse haute (160 millions de morts) a provoqué un véritable tollé à la sortie du livre. Ses détracteurs lui reprochaient la complaisance avec laquelle il jouait avec le feu nucléaire et l’accusèrent d’en appeler à un véritable meurtre de masse. Kahn, déjà assez obsessionnel, égaré dans ses décomptes macabres, a fini par apparaître comme un illuminé monomaniaque, au point d’avoir été une des sources d’inspiration de Stanley Kubrick pour le docteur Folamour.
Souvent moins connus que les personnages de fiction légendaires comme le docteur Folamour ou Citizen Kane, les grandes figures de la prospective sont généralement ignorées du grand public. À cette galerie de portraits de personnalités rocambolesques, il faudrait ajouter la singulière effigie de Pierre Wack. Le Français Pierre Wack, qui est non seulement un Français (par définition un peu fou, comme dit mon ami Peter Atkins), mais un original ( an unconventional French, comme l’écrit, par euphémisme, un de ses biographes), était un vrai hippie, qui faisait des pèlerinages en Inde pour rendre visite à son gourou, le swami Prajnanpad, et passait ses journées assis en lotus dans son bureau à faire de la méditation. Et c’est à ce pistolet que la direction de la Royal Dutch Shell allait faire appel au milieu des années 1960 pour mettre en place un système de planification mondial pour l’ensemble des activités du groupe pétrolier, de l’extraction des hydrocarbures à la distribution de l’essence dans les stations-service. Pierre Wack (dont le nom facétieux avait des allures de Pierre Dac) avait désormais son bureau personnel dans la nouvelle tour Shell de Londres, bureau dans lequel se consumait invariablement un bâton d’encens, tandis que notre expert, pieds nus sur la moquette, déambulait, pensif, en kimono de lin blanc et pantalon thaïlandais le long de la baie vitrée du gratte-ciel de la Shell qui domine la rive sud de la Tamise. Considérant que la façon ancienne de faire des plans à cinq ans au sein de la Shell n’était plus opérante et que les modèles du futur ne prenaient pas assez en compte des données extérieures à l’industrie, Pierre Wack engagea alors la Shell sur la voie de la méthode des scénarios, qui, à partir de 1971, allait se substituer aux prévisions quantitatives traditionnelles au sein de la multinationale. Peu à peu, les décideurs de chez Shell commencèrent à s’habituer, si ce n’est aux effluves de résine de sandaraque qui nimbaient la silhouette de Pierre Wack quand il sortait des ascenseurs, à l’idée, au départ tenue pour absurde, que le marché du pétrole connaîtrait un profond déséquilibre et une hausse brutale des prix à partir de 1975, intuition qui allait se confirmer de façon éclatante en 1973, avec le premier choc pétrolier.
Pierre Wack (dont le nom facétieux avait des allures de Pierre Dac) avait désormais son bureau personnel dans la nouvelle tour Shell de Londres