ENQUÊTE Le côté obscur du prix Goncourt
Si être auréolé du plus prestigieux des prix littéraires est généralement un honneur inouï pour un auteur, certaines belles histoires du Goncourt peuvent virer au cauchemar. Retour sur quelques ratés, plus ou moins excusables, du palmarès.
L’erreur est humaine, comme la réussite. Rendez- vous incontournable de la vie littéraire, le Goncourt n’enregistre pas un parcours sans faute : oublis, injustices, sacres qui tournent mal, suffrages corrompus, échecs commerciaux, lauréats tombés dans l’oubli… Et qui aime bien châtie bien : à la veille de la proclamation d’un nouveau millésime ( qui sera l’heureux élu 2018, venant affronter photographes et caméras chez Drouant ?), il convient de revenir sur les « ratés » du Graal littéraire français.
Vendu en moyenne à 400 000 exemplaires en grand format, un Goncourt est la garantie systématique d’un grand succès commercial. Mais il arrive que celui-ci ne soit pas de l’ampleur espérée. « Les lecteurs s’attendent, de la part du Goncourt, à des romans de facture classique. Dès que l’Académie opte pour l’avant-garde, elle prend un risque auprès du public et des libraires ! Un Goncourt, il faut que ça marche. Si ce n’est pas le cas, on fait des mécontents », explique Olivier Boura,
auteur du passionnant Un siècle de Goncourt ( Arléa, 2003). En 2000, la frustration est grande lorsque l’Académie choisit de distinguer Ingrid Caven du Marseillais Jean- Jacques Schuhl – encensé par la critique mais jugé « invendable » par les libraires. L’année suivante, les jurés se rattrapent en primant le très accessible Rouge Brésil de Jean- Christophe Rufin. Avant d’opter de nouveau pour un auteur exigeant avec Pascal Quignard et ses Ombres errantes. À la frontière de l’essai, du récit autobiographique et du poème en prose, ce livre, inclassable, restera dans les annales comme un Goncourt difficile. Et polémique ! Furieux du résultat du suffrage, Jorge Semprun claque la porte et dénonce une imposture. « Le livre n’a pas séduit le commun des lecteurs, mais l’auteur est en revanche apprécié » , analyse Olivier Boura. À l’époque, la gloire de Pascal Quignard ( connu pour Tous les matins du monde et Terrasse à Rome – distingué par le Grand Prix de l’Académie française) est en effet déjà établie. Certaines cuvées couronnent une oeuvre au sens large, le Goncourt pouvant aussi faire office de lot de consolation pour les boudés du Nobel…
DES AUTEURS OUBLIÉS
Dans le secret des délibérations, la désignation du Goncourt prend parfois des airs d’élection pontificale. Les années où les jurés n’arrivent pas à s’entendre, ils remettent le prix à un candidat de compromis dont, généralement, des années plus tard, le nom a tout l’air d’avoir été sorti du chapeau. Comment expliquer qu’en 1924 Le Chèvrefeuille de Thierry Sandre – aujourd’hui complètement oublié – ait été préféré au livre d’Henry de Montherlant ou à celui de Maurice Genevoix, deux finalistes de
poids ? Un an plus tard, Henri Deberly et son Supplice de Phèdre remportent la mise contre Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos… Mais les palmarès brillent aussi par les grands absents. Dans la catégorie des auteurs oubliés, citons, par exemple, Jean Giono qui, malgré sa trentaine de romans et un profil très « Goncourt compatible », n’a jamais réussi à décrocher le moindre titre. Désireuse de rectifier le tir, l’Académie lui propose de devenir membre de jury : en 1954, il est élu chez Drouant au siège de feue Colette. « Certains épisodes apparaissent comme des injustices, car notre regard est inévitablement rétrospectif », souligne l’historien Olivier Boura. Prenons le cas du pauvre
La désignation du Goncourt prend parfois des airs d’élection pontificale
Marius Grout, victorieux de la jeune Simone de Beauvoir, pressentie en 1943 pour L’Invitée. À l’étonnement général, le prix ira finalement à Passage de l’homme, avant que… le lauréat surprise ne meure prématurément trois ans plus tard ! « Son livre était excellent ! assure Boura. Qui sait quel aurait été son destin littéraire s’il avait vécu plus longtemps ? » À ce titre, signalons aussi le cas d’Anna Langfus, Goncourt 1962 pour Les Bagages de sable, un beau roman sur l’incapacité à se réinsérer dans la vie après avoir survécu à la Shoah. Victime d’une crise cardiaque quatre ans après son sacre, la FrancoPolonaise n’aura hélas pas le temps de donner toute sa mesure à son oeuvre…
LA « CRASSOUILLERIE » DES « GENDELETTRES »
L’Académie s’est aussi parfois illustrée, disons-le, pour son incompétence crasse. L’Affaire Céline restera à jamais comme le symbole de
l’aspect corrompu des prix littéraires. En 1932, Les Loups de Guy Mazeline – assommante saga sur le déclin d’une riche famille industrielle du Havre – l’emporte sur Voyage au bout de la nuit… Comment expliquer ce fiasco ? Ardemment soutenu par Léon Daudet, le Voyage avait aussi les faveurs de Lucien Descaves, membre fondateur de l’Académie. Mais au moment crucial, retournement de situation : Mazeline sort du chapeau avec six voix contre trois. D’aucuns soutiennent que les jurés auraient cédé aux pressions de Gallimard, éliminant bassement le meilleur des candidats, publié par Robert Denoël. Piqué au vif, Céline s’empressera de dénoncer la « crassouillerie » des « gendelettres », non sans profiter du tapage médiatique provoqué par le scandale…
Un peu plus d’un demi-siècle après, la star Michel Houellebecq se voit voler la vedette devant un parterre de journalistes venus assister au sacre des
Particules élémentaires. À la surprise générale, c’est pourtant Confidence pour confidence, de Paule Constant, qui sortira victorieux du scrutin (l’auteure ayant manqué le prix de justesse, quatre ans plus tôt, pour le très réussi
La Fille du Gobernator). Mauvais perdant, Houellebecq attaque la lauréate dans la presse. Il devra patienter dix ans avant de remporter le Goncourt pour La Carte et le Territoire. Quant à la malheureuse Paule Constant, elle souffrira longtemps d’être sans cesse présentée comme « celle qui a volé le Goncourt à Houellebecq » . La prolifique romancière – qui, ironie du sort, siège à l’Académie depuis 2013 – ne souhaite plus s’exprimer sur cet épisode.
« PAS VOCATION À DEVENIR DES STARS »
Certains supposés « ratages » doivent être relativisés à la lumière des circonstances et de la postérité du lauréat. Récompensé en 1976, Les Flamboyants de Patrick Grainville ne rencontre qu’un succès modéré en librairies, le roman étant jugé un peu trop baroque pour le grand public. Ce qui n’empêche pas le jeune homme à la mèche de poursuivre paisiblement son petit bonhomme de chemin littéraire, et de se créer une certaine notoriété grâce à ses envolées cabotines chez Bernard Pivot. Auteur d’une trentaine de romans, il est de ces jeunes lauréats que le Goncourt n’a pas tués. Qu’en est-il de Pascale Roze, lauréate 1996, attaquée pour son déroutant et très bref Chasseur zéro, souvent moqué et pris en exemple des Goncourt aberrants ? Devenue jurée du prix Médicis, elle a publié une petite dizaine de livres, dont certains sont étudiés lors de colloques universitaires. Le très discret Michel Host, lauréat 1986 pour Valet de nuit, a choisi de poursuivre son oeuvre loin des projecteurs. Chez de (très) petits éditeurs… « Tous les Goncourt n’ont pas vocation à devenir des stars. Beaucoup sont contents de retrouver le calme de l’anonymat ! »
Le salon privé, chez Drouant, dans lequel les jurés du prix Goncourt se retirent pour délibérer.